Grand débat

Hôpitaux de Paris : «On a le sentiment que l’on ne fait pas notre métier, on fait de la gestion de lits»

A l’hôpital Beaujon avait lieu vendredi soir le premier des six débats organisés dans l'APHP. Pendant deux heures, des aides-soignants aux médecins en passant par les cadres un même constat est partagé.
par Eric Favereau
publié le 19 février 2019 à 16h33

Ce n’était pas le «grand débat» du siècle, mais il y avait quelque chose d’attachant dans cette réunion, la première du genre à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui s’est tenue à l’hôpital Beaujon à Clichy, vendredi après-midi. Dans cet amphithéâtre bien rempli, il y avait en effet l’expression d’un sentiment collectif et chaleureux. Ce qui, par les temps qui courent dans le monde de la santé, est assez rare.

Beaujon est un drôle de lieu, établissement aux allures staliniennes, à l'architecture d'un autre temps - un immense temple de briques rouges - mais lieu aussi de pointe qui regroupe une kyrielle de très bons services. Et Beaujon, comme les autres hôpitaux, souffre. «Aujourd'hui, nous abîmons nos hôpitaux, nous abîmons les gens et je ne peux me résigner à voir l'hôpital couler ainsi… Que peut-on encore faire pour changer cette catastrophe programmée ? Il devient chaque jour plus difficile d'être fidèle à nos valeurs et principes», nous expliquait la neurologue de la Pitié Sophie Crozier, qui avait poussé un violent coup colère, dans Libération en décembre. Indirectement, elle s'est retrouvée à l'origine de cette série de débats, montée ensuite avec la professeur Anne Gervais, vice-présidente de la CME (commission médicale d'établissement).

«C’est compliqué pour nous de parler en public»

Ce vendredi après-midi, ils sont en tout cas venus, dans un étonnant mélange. Près de 200 personnes, aides-soignants, infirmières, secrétaires, médecins, mais aussi professeurs, chefs de pôles, du plus bas au plus haut à l'exception notable des membres de la direction. «L'idée est que les choses se disent, que l'on se parle, a insisté, au départ, Anne Gervais. Je ne diabolise par la direction générale de l'Assistance publique, et elle nous a aidés pour la logistique de ses débats» (1). «C'est compliqué pour nous de parler en public», a reconnu une cadre de santé, «car la direction ne nous pousse vraiment pas à le faire».

Là, pourtant, ce fut comme un courant d'air. Des paroles en vrac, des situations dénoncées, et ce sentiment de ne pas avoir les moyens de travailler correctement. Chacun, à son tour, a raconté. «On aime notre métier, nous sommes fiers de travailler à l'APHP, mais on est découragés», a lâché une infirmière. «On entend le mot de mutualisation, on entend que l'on est interchangeable, mais la mutualisation tue l'hôpital. A nous déplacer de service en service comme des pions, on devient des pions. On ne peut pas mutualiser une personne.» Une secrétaire administrative, ensuite : «La précarité, c'est lourd. On est toujours en CDD. Moi, cela fait plus de six ans que je suis en CDD. Pourquoi? J'aime l'hôpital public, comment voulez que je fasse pour me loger en CDD? La prime de précarité ne nous est pas donnée, et depuis cinq ans il n'y a plus ce concours à l'APHP.»

Une jeune médecin: «Le soin demande de l'attention, du temps. Cela devrait nous unir, avec l'administration , or on a le sentiment que l'unique objectif est de réduire les dépenses. Cela provoque une souffrance de tous, même de la direction j'imagine. Nous ne voulons pas que le naufrage continue.» Un chef de service enfonce le clou : «On est tous là pour la même chose, or j'ai l'impression qu'ils ne sont pas là pour nous aider. Le directeur change tous les quatre ans, on n'a pas le sentiment d'être aidés.» Une infirmière, à bout, lâche : «Travailler seul avec trente malades, comment voulez-vous que l'on fasse? Parfois je préfère annoncer à un patient qu'il est atteint d'un cancer plutôt que de dire à une collègue qu'elle va être seule cette après-midi.»

«Ce serait bien que l’on nous reconnaisse un peu

Tout se recoupe. Une cadre de santé: «On a le sentiment que l'on ne fait pas notre métier, on fait de la gestion de lits. C'est si tendu que chacun doit faire le métier de l'autre, on fait toujours autre chose que ce que l'on devrait faire.» Une technicienne: «On n'a plus de manipulateurs radio. J'aimerais savoir pourquoi l'APHP ne demande pas de nouveaux équipements. Sur les 52 demandes d'équipement en Ile-de-France, deux seulement viennent de l'AP. Pourquoi laisse-t-on tout au privé? La concurrence avec le privé n'est pas juste.»

Et toujours ce constat répété «d'avoir moins de moyens et de travailler plus». Une aide nutritionniste poursuit: «On a perdu trois postes, on a mutualisé notre cuisine, voyez le résultat? C'est mauvais. A l'hôpital Bichat, il y a pourtant une toute belle cuisine qui a été construite, elle ne fonctionne pas car personne ne veut y travailler.» Un agent hospitalier: «Cela fait quatre ans que je suis en CDD, je n'ai eu aucun retard, j'ai toujours fait mon travail, je fais tout ce que je peux. Quand est-ce que je serais embauché? On me dit d'attendre. J'attends.» Mais aussi, un chef de pôle, c'est-à-dire un médecin qui dirige plusieurs services qui s'énerve: «C'est insupportable quand on adresse un mail à la direction pour dire que l'on n'a pas d'infirmière, et que l'on ne nous répond pas»

Des situations que tout le monde connaît. A l'image de ces mots d'une aide-soignante qui hésite à prendre la parole: «Je ne sais quoi dire, mais ce n'est pas toujours facile pour nous, ce serait bien que l'on nous reconnaisse un peu, moi cela fait dix ans que je suis là ». Après deux heures de débat, les responsables en sonnent la fin, et tentent de rédiger quelques propositions. «On est tous sur un même bateau», insiste encore Anne Gervais.

(1) Cinq autres débats auront lieu à l'AP-HP, tout au long de ce mois de février.

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