Tout est parti d’une discussion à la cantine.» Alain Le Méhauté se souvient encore de ce déjeuner, en 1983, au centre de recherche de la Compagnie générale d’électricité (CGE, future Alcatel), à Marcoussis. Le jeune ingénieur électrochimiste vient alors de participer à la mise au point des batteries à lithium pour la CGE. Entre deux affectations, Le Méhauté s’est trouvé une occupation : il fait de la recherche fondamentale sur la géométrie fractale. Mais des collègues contestent ses équations. Le meilleur moyen de prouver qu’il a raison, c’est de fabriquer des objets fractals. Quésaco un objet fractal ? Le chercheur, aujourd’hui enseignant à Kazan, en Russie, sait être pédagogue : «C’est un objet dont les propriétés locales sont équivalentes à ses propriétés globales.» Et Le Méhauté de nous montrer un gros cube plein de petits cubes… qui ont la même structure que le grand cube.

Recherche de l’impossible. Sauf que cet objet était impossible à produire en 1983, même avec une machine à cinq axes. Réaliser un objet fractal, c’est comme creuser des trous dans du gruyère : impossible à faire par usinage ou par moulage. D’où l’idée de Le Méhauté pendant son déjeuner à la cantine : «Il faut inventer une imprimante 3D pour les fabriquer.» Ça tombe bien, son voisin de table, Olivier de Witte, travaille alors sur les lasers à la Cilas, une filiale de la CGE également basée à Marcoussis. Tilt. Car lorsque deux lasers se croisent, on peut transformer un liquide (monomère) en solide (polymère). Le concept de l’impression en trois dimensions est né. Mais les premiers essais sont loin d’être concluants. «Initialement, on était partis sur l’idée de focaliser deux lasers sur un bain de monomères. C’était très compliqué, il y avait des effets de diffraction et de réfraction», raconte Alain Le Méhauté. Comme la transformation produit de la chaleur, la lumière des lasers ne va plus en ligne droite et les objets fabriqués changent de forme ou se transforment en sable. Pas terrible.

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> La genèse d’une invention

Rencontre du troisième type. C’est à ce moment qu’intervient un troisième larron : Jean-Claude André, un personnage haut en couleur, alors directeur scientifique à l’Ecole nationale supérieure des industries chimiques (Ensic) de Nancy. Jamais à court de blagues et de formules chocs, ce chercheur au CNRS trouve que le projet de Marcoussis est une «excellente bonne mauvaise idée». Le Méhauté se souvient encore de son verdict et de sa trouvaille : «Il nous a dit : “Vous êtes complètement stupides de focaliser le laser en volume, focalisons-le en surface.”» Il est en effet très difficile de «sculpter» un objet dans la masse, le plus simple est de déposer des couches en surface. «C’est une technique du 2D et demi, couche par couche. Le monomère polymérise par focalisation et il y a une fusion avec la couche d’en dessous», résume Le Méhauté. Les essais continuent alors dans des conditions épiques, avec un vieux laser à chlore qui fuit, tout est fait à la main, sans ordinateur. Les trois chercheurs travaillent la nuit et le week-end avec quelques thésards du CNRS et parviennent finalement à imprimer un petit escalier en colimaçon.

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Le 16 juillet 1984, Alain Le Méhauté et Olivier de Witte déposent un brevet pour le compte de la Compagnie industrielle des lasers (Cilas Alcatel). Ils ont grillé la politesse à leurs concurrents. L’Américain Chuck Hull ne déposera le sien que trois semaines plus tard, le 8 août. Cocorico ? Non, cocoricouac ! Car si les Français ont dégainé plus vite que l’Américain, ils ont vite été à court de munitions. Alors que la machine se perfectionne au fil des ans et qu’une trentaine de thésards du CNRS travaillent successivement sur le projet, les inventeurs découvrent par hasard que la Cilas a fait le ménage dans son portefeuille de brevets et a cessé de payer les frais nécessaires à son maintien !

> Les Américains ont gagné

Un truc de rigolo… L’impression 3D n’était pas une priorité pour le spécialiste des lasers, alors en phase d’«optimisation des hommes et des moyens», comme on dit pudiquement. Le CNRS aurait pu prendre le relais, mais «l’institution n’avait alors pas pour mission de développer des activités industrieuses, se souvient Jean-Claude André. Le CNRS a estimé que c’était un truc de rigolo. Ce n’était pas de la belle science avec de belles équations». Et pourtant, l’équipe développe des prototypes pour des entreprises comme EDF… «Mais on ne pouvait pas trouver les quelques centaines de milliers de francs pour faire des machines.»

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Pendant ce temps, Chuck Hull a le même problème, seulement son employeur le laisse créer sa société et, contrairement aux Français, il n’a aucune difficulté à trouver des investisseurs. Trente ans après le dépôt de son brevet, l’entreprise qu’il a fondée, 3D Systems, affiche un chiffre d’affaires de 500 millions de dollars. Elle est le leader mondial d’un marché qui rapportera bientôt des centaines de milliards de dollars… L’un après l’autre, les trois inventeurs français jettent l’éponge. Alain Le Méhauté
deviendra enseignant, Jean-Claude André passera dans le privé, tandis qu’Olivier de Witte dirigera un temps la filiale française de… 3D Systems. Et aujourd’hui, Chuck Hull est considéré, à tort, comme l’inventeur de l’impression tridimensionnelle. L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

> Une malédiction française ?


Eric Le Braz

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Enquête issue du numéro de Management en kiosque jusqu’au 20 mars. Egalement au sommaire de ce numéro : nos conseils pour faire gagner des millions à votre boîte, des techniques astucieuses pour recruter les meilleurs, un flash back sur la saga Kodak "grandeur et décadence d’un colosse", le portrait du discret héritier des Galeries Lafayette... Management est aussi disponible en version digitale pour iPad et Android.