Spinoza est-il sociologue ?

Portrait de Baruch Spinoza par Rembrandt ©Getty - Culture Club
Portrait de Baruch Spinoza par Rembrandt ©Getty - Culture Club
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Au coeur du système philosophique de Spinoza, il y a Dieu, désignant pour lui l'intégralité de ce qui existe et dont l'homme n'est qu'une partie, mais il y a aussi le social ! Comment Spinoza peut-il nous aider à penser la société aujourd’hui ?

Sociologie ou métaphysique ?  

Un ouvrage collectif dédié à Spinoza paraît aux éditions Amsterdam sous la direction de Frédéric Lordon, Eva Debray et Kim Sang Ong Van Cung, il s'intitule Spinoza et les passions du social. On y trouve une dizaine d'articles qui s'intéressent tous aux usages possibles de la philosophie de Spinoza en sciences sociales.
L'entreprise n'est pas entièrement nouvelle puisqu'était déjà paru en 2008 un livre qui s’appelait Spinoza et les sciences sociales, toujours aux éditions Amsterdam, et qui croisait déjà philosophie et sociologie.
Ce pari de la transdisciplinarité est donc renouvelé cette année.

Avant de vous parler des articles qui sont réunis dans ce livre, il est nécessaire de s'arrêter sur la pertinence du croisement entre philosophie et sociologie, qui en fait ne va pas de soi. Parce que si on se rappelle le propos de l'Ethique, qui représente vraiment le cœur du système philosophique de Spinoza, on pourrait se dire qu'il s'agit d'abord et surtout, d'un ouvrage de métaphysique.
La preuve en est que si on ouvre l’Ethique tout au début, on voit que les premières lignes et toute la première partie concerne Dieu, que Spinoza appelle aussi Substance. Alors il faut préciser qu'il ne s'agit pas du tout d'un Dieu transcendant, ou séparé des choses qu'il crée, à l'image du Dieu biblique, mais que pour Spinoza Dieu désigne en fait l'intégralité de ce qui existe, la nature toute entière, dont l'homme n'est qu'une partie.
Mais même après cette précision, on peut quand même se dire légitimement qu'un ouvrage qui commence par un ensemble de thèses sur Dieu a toutes les chances de relever uniquement du domaine métaphysique...

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Le point d’accroche avec les sciences sociales

Il faut un peu avancer dans l'Ethique, vers la 3ème et la 4ème parties, consacrées à l'étude des affects dont les hommes font l'expérience en société. Et la grande thèse qui gouverne ce moment du livre c'est que l'individu humain est d'emblée un être social. Ce qu'il faut comprendre c'est que Spinoza ne commence pas par se demander à quoi ressemblerait l'existence d'un homme isolé qui n'aurait aucune relation avec d'autres individus, parce que ça pour Spinoza c'est une abstraction, ça n'existe pas. Le propre de l’individu humain, qui est seulement une partie de la Nature, c'est d'être ouvert sur l'extérieur, et donc de ne pas pouvoir éviter les rencontres avec d'autres êtres.
Et c'est là que le lien avec les sciences sociales devient plus évident, parce que dans ces deux parties Spinoza montre que la vie pour les hommes est forcément collective, forcément sociale. Et donc d’un point de vue spinoziste, quand on étudie l'individu, il faut nécessairement prendre en compte son environnement, parce que cet environnement agit sur lui. 

La philosophe Judith Butler, qui a participé à cet ouvrage collectif, insiste elle aussi sur le fait que l'homme n'est pas « un empire dans un empire » comme le dit Spinoza, et qu'il ne peut pas décider de son existence en faisant abstraction de son environnement social.
Il y a une dépendance réciproque des individus que Butler appelle « précarité », ce qui signifie que toute vie humaine dépend de conditions sociales et politiques pour se maintenir. Et parfois, ces conditions ne sont pas remplies, par exemple lorsque les normes qui organisent la société excluent ou oppriment certains individus comme par exemple les migrants, de façon particulièrement visible en ce moment. 

Donc pour des auteurs qui réfléchissent aux effets de la vie sociale sur l'individu, la réflexion de Spinoza peut servir d'outil. Que ce soit pour penser ce que Butler appelle la précarité de la vie en société, ou pour revenir sur d'autres problèmes qui se posent en sociologie, par exemple celui du déterminisme social.

Radicalisation du déterminisme 

Plusieurs auteurs ont déjà souligné la proximité entre certains aspects de la pensée de Spinoza et celle de Bourdieu, qu’on vient d’entendre, puisque tous les deux ont accordé énormément d'importance à la notion de déterminisme.
Mais relire Bourdieu avec Spinoza permet d'aller encore plus loin puisque Bourdieu considère que ce déterminisme social n'est pas total et qu'il reste tout de même une zone de liberté qui permettrait à l'homme de faire ses propres choix, sans être influencé par rien.
Les auteurs qui soutiennent qu’une telle liberté n'existe pas peuvent trouver chez Spinoza un allié puisque l'une de ses grandes thèses est que rien dans la nature n'arrive sans une cause qui l’explique. Et c’est pour ça qu'on pourrait très bien faire un principe sociologique de la formule de Spinoza qui dit que si les hommes se croient libres, c'est simplement « parce qu'ils ignorent les causes qui les déterminent ».

En savoir plus : L'Ethique de Spinoza
L'Ethique de Spinoza

Sons diffusés :

  • Archive de Pierre Bourdieu, À Voix nue, France Culture, 1988
  • Extrait d'interview de Judith Butler avec Frédéric Worms, Matières à penser, France Culture, 2018

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