Depuis l’été 2018, Gulhumar Haitiwaji se bat sans relâche afin de pouvoir retrouver sa mère qu’elle n’a plus revue depuis deux ans. Cette dernière a été emprisonnée par les autorités chinoises le 29 janvier 2017 avant d’être libérée sous caution puis placée dans un camp de « rééducation », du nom de ces camps où sont enfermés les Ouïghours, une ethnie à majorité musulmane. La jeune francilienne de 27 ans tente de mettre en lumière à travers son action une véritable épuration religieuse menée par les autorités chinoises visant à « déradicaliser » des millions de musulmans jugés extrémistes par le régime de Pékin.

Aujourd’hui chef de produit dans une entreprise horlogère de luxe, Gulhumar est arrivée en France en 2006, avec sa mère et sa petite sœur, trois ans après son père, réfugié politique. Jusqu’alors, elle passe son enfance en Chine dans la région du Xinjiang au nord-ouest du pays. Elle en garde un souvenir merveilleux. « J’ai eu une très belle enfance, qui m’a marquée à vie, explique-t-elle. En Chine, on ne change pas de classe donc j’ai passé huit ou neuf ans avec les mêmes personnes et les mêmes professeurs. Avec le recul, je me rends compte que nous étions formatés à suivre un modèle. J’en ai encore les séquelles aujourd’hui, comme par exemple le fait de m’attacher tout le temps les cheveux car en Chine c’était obligatoire pour les écolières, ou encore l’uniforme, ne pas chercher à être trop différent ou ne jamais dire non. »

Dans le Xinjiang, cette région grande comme trois fois la France, la communauté musulmane ouïghour vit en harmonie avec le reste de la population. « Je ne ressentais aucune animosité à l’époque, se remémore-t-elle. Mais maintenant que je m’intéresse à notre histoire je sais qu’il s’est passé plein de choses près de moi dont on n’était pas au courant. Mes parents ont tout fait pour nous protéger de ces tensions. » Gulhumar et sa sœur obtiennent la nationalité française en 2012. Leur mère, elle, décide de garder ses papiers chinois et refuse de demander la nationalité : « Elle se disait que s’il y avait un décès ou une urgence en Chine, il valait mieux que l’un de nous ait un passeport chinois pour y aller le plus rapidement possible, dit-elle. Elle avait également gardé son emploi en Chine, elle avait demandé un congé à long-terme afin d’avoir son indépendance financière et cela lui permettait d’avoir 10% de son salaire. » La mère de Gulhumar revient plusieurs fois dans son pays natal sans jamais se faire inquiéter par les autorités, bien qu’elle ait été convoquée à de rares reprises au commissariat afin de répondre à des questions relatives à ses séjours.

La Chine espionne les ouïghours… même en France

Tout bascule en novembre 2016. Deux mois après le mariage de Gulhumar, sa mère reçoit un appel de son patron (qui est également un ami de la famille) lui demandant de rentrer au plus vite en Chine afin de signer des papiers pour qu’elle puisse percevoir sa retraite anticipée. Elle n’est pas franchement encline à rentrer si urgemment. D’abord conciliant, le patron prend un ton de plus en plus pressant. « Il l’a rappelé pendant une semaine et à chaque fois, le ton montait. A la fin il a montré son vrai visage en lui disant ‘Tu n’as pas le choix, tu dois rentrer’. » Son patron devenant ferme et insistant, la mère de Gulhumar se décide à rentrer bien qu’elle ait un très mauvais pressentiment sur son retour en Chine.

Ses doutes se confirment lorsqu’à son arrivée, elle est maintenue en garde à vue pendant 24 heures par les autorités. « Elle nous rappelle le lendemain de son arrivée, raconte sa fille. Elle m’a engueulé au téléphone parce qu’on lui a montré une photo de ma sœur et moi âgées de 17 et 11 ans tenant un bouquet de fleurs lors d’une manifestation à Paris. Ma mère m’a demandé ce que je faisais là-bas, elle nous a également averties que les autorités lui ont confisqué son passeport sans lui préciser quand elle pourrait l’avoir de nouveau. Puis elle nous a dit que si elle n’arrivait pas à reprendre son passeport très rapidement, elle serait dans la merde (sic). On ne l’a pas nourrie pendant 24 heures, elle a dormi sur le sol, on n’a fait que lui poser des questions. »

Les autorités chinoises avaient donc espionné certains de leurs ressortissants et leurs familles à des milliers de kilomètres du pays. Offrant ainsi des retours délicats au pays aux ouïghours musulmans. « Lorsque mon père était retourné en Chine en 2014 après avoir été naturalisé français, il avait été contraint de prendre un thé tous les deux jours avec deux agents des services de sécurité intérieure, qui lui posaient énormément de questions, raconte Gulhumar. Ils menaient une discussion normale mais, en même temps, ils faisaient en sorte de gratter le plus d’informations possible.  Une fois, l’un d’eux lui a demandé si ma mère appréciait la robe rouge qu’elle avait acheté la veille dans un magasin. Mon père se savait suivi et ça l’a énervé parce qu’il voulait revenir tranquillement pour voir sa famille. »

Toujours privée de son passeport, sa mère retourne dans son village natal afin d’y retrouver sa propre mère. C’est alors qu’elle reçoit un appel de la police de Karamay lui intimant de se rendre au plus vite dans leurs locaux. Arrivée à l’aéroport de Karamay, elle envoie un dernier message à son époux : « Je les vois, c’est toute une équipe et ils ont l’air très durs ». Ce message remonte au 29 janvier 2017. Et puis, plus rien.

30 à 60 par cellule, une douche par mois et des piqûres quotidiennes

« Pendant six mois j’ai vraiment pensé qu’on l’avait assassinée et qu’on avait jeté son corps quelque part, ce qui arrive très souvent en Chine, détaille Gulhumar. Je l’imaginais aussi enfermée dans une prison lointaine, torturée et violée. Je n’ai aucune information sur ce qui s’est passé pendant ces six mois mais je suis persuadée qu’on lui a fait subir des choses durant cette période. » En juin, la mère de Gulhumar est libérée par les autorités puis est placée dans un camp de « rééducation » destinée à la seule population ouïghour du pays.

Un camp de rééducation, c’est une école transformée en forteresse pour y enfermer des êtres humains dans des conditions de vie inhumaines, comme l’ont prouvé plusieurs témoignages d’ONG, d’anciens détenus ou d’ouvriers ayant travaillé dans ces camps. Les détenus sont entre 30 et 60 par cellule, ce qui les contraint à dormir à tour de rôle. Ils sont autorisés à prendre une douche par mois, des caméras sont installées dans les sanitaires auxquels les détenus ne peuvent avoir accès qu’en présence d’un gardien. Réveil à 5 heures du matin pour aller courir jusqu’à n’en plus pouvoir, interdiction de la langue ouïgour… Certains musulmans auraient même été forcés à manger du porc. Tous les détenus évadés rapportent qu’ils étaient piqués tous les jours afin qu’on leur injecte une drogue altérant leur faculté. Tout signe de rébellion est sanctionné par des sévices, comme celui de rester debout plusieurs heures à réciter des chants patriotiques.

Pendant un an et demi, Gulhumar garde le silence et ne cherche pas à alerter l’opinion sur le sort de sa mère. Seules quelques rumeurs sur ces camps suscitent son inquiétude qui la pousse à entrer en contact avec le consulat de France à Pékin. « On me disait ‘Peut-être qu’elle va finir sa rééducation et qu’ils vont bientôt la relâcher.’ Je leur répondais sans cesse qu’il ne s’agissait pas d’une école mais d’une prison. Je leur rapportais également des témoignages de ceux qui ont reçu le cadavre de leur proche ou les histoires de ceux qui sont rentrés dans ces camps sans jamais en ressortir. Certains ont même reçu des cendres ! Je leur demandais s’il fallait que ma mère meure pour qu’on puisse daigner me donner une info ! » Malgré tout, Gulhumar fait profil bas et coupe contact avec tout son entourage sur les réseaux sociaux, un an et demi durant lequel la jeune femme souffre en silence en espérant revoir sa mère saine et sauve.

Le Quai d’Orsay dit « échanger » avec la Chine à son sujet

Le consulat de France à Pékin et le Quai d’Orsay deviennent ses seuls contacts réguliers desquels elle attend avec espoir l’annonce de la libération de sa mère. Elle écrit à plusieurs reprises à Jean-Marc Ayrault puis Jean-Yves Le Drian ainsi qu’à Emmanuel Macron, ne recevant de la présidence de la République qu’un accusé de réception.  Lassée par ce silence assourdissant, la jeune femme décide à l’été 2018 d’évoquer publiquement le sort que subit sa mère et trois millions d’autres Ouïghours détenus parce qu’ils sont musulmans. « Je me dis que ma mère attend probablement ça de moi et qu’elle serait tellement déçue qu’on ne fasse rien, souffle-t-elle. Le consulat et le Quai d’Orsay ont commencé à réagir lorsque j’ai parlé à la presse. Tout ce que je fais n’est pas contre le quai d’Orsay, c’est pour informer les gens des atrocités qui ont lieu en Chine. » En octobre 2018, elle lance une pétition sur le site Change.org qui recueille plus de 438 000 signatures.

A l’heure actuelle, Gulhumar se refuse de demander des renseignements aux autorités chinoises : « Je sais que je devrai le faire un jour mais pour le moment j’ai tellement de haine envers eux que je ne sais pas comment je vais réagir lorsque je les verrai en face de moi, je ne sais même pas s’ils me donneront la moindre information. » La jeune femme reste confiante et croit en la diplomatie française afin de libérer sa mère : « Je n’aimerais vraiment pas revoir ma mère en fauteuil roulant ou morte. La France a une belle diplomatie qui est en mesure de libérer ma mère qui est détenue et qui n’a rien fait. »

La France dit poursuivre, de son côté, les efforts souterrains pour libérer la mère de Gulhumar. « Le ministère est en contact régulier avec sa fille et continue d’échanger avec les autorités chinoises en vue de son retour en France », nous indique-t-on au Quai d’Orsay. Mais la tâche s’annonce ardue. Depuis son élection, Emmanuel Macron n’a jamais pris de position publique sur le sujet, rappelant simplement en janvier 2018 qu’il ne souhaitait pas « donner des leçons à la Chine. » Une source diplomatique nous assure que la France ne reste toutefois pas sans rien faire : « Nous évoquons régulièrement nos préoccupations directement auprès des autorités chinoises, nous avons appelé en novembre 2018 les autorités chinoises à mettre fin aux internements massifs dans le Xinjiang. » Une politique dont Gulhumar Haitiwaji, elle, attend toujours les résultats.

Félix MUBENGA

Crédit photo : Mathilde GARDEL

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