REPORTAGEQu'y a-t-il derrière la porte des plus anciens «boys club» de la capitale?

Pouvoir, cooptation... Qu'y a-t-il derrière les portes des «boys clubs» interdits aux femmes?

REPORTAGEA Paris, l’Automobile Club de France, le Jockey Club ou encore le Travellers concentrent depuis la fin du XIXe siècle dans des espaces feutrés, pouvoir et entre-soi masculin
Des hommes au prix du Jockey Club, à Chantilly (Oise) en 2013
Des hommes au prix du Jockey Club, à Chantilly (Oise) en 2013 - JACQUES DEMARTHON / AFP
Romain Lescurieux

Romain Lescurieux

L'essentiel

  • La ligue du LOL a remis en avant le phénomène des « boys club » qui tiennent leur origine et leur apogée de la fin du XIXe siècle en Angleterre, puis en France.
  • A Paris, l’Automobile Club de France, le Jockey Club et le Travellers continuent d’évoluer en 2019, loin des femmes.
  • Les membres défendent la « tradition » et l’universitaire Martine Delvaux déplore des lieux où « les hommes viennent brasser le pouvoir, faire des affaires, alimenter leur complicité » toujours sur une base de sexisme.

«Je suis membre depuis vingt ans. Je suis ici chez moi », se pavane un homme en déposant ses affaires au vestiaire de l’Automobile Club de France, avant de rejoindre l’un des salons. Il n’en dira pas plus. Situé place de la Concorde, ce club ultra-select fondé en 1895 vit depuis, dans l’ombre. Au même titre que ses proches voisins, le Jockey Club et le Travellers niché dans l’hôtel de la Païva (8e arrondissement). Derrière les portes et les ornements, sculptures et boiseries, ces espaces sont un concentré de pouvoir, d’élite et d’entre-soi cristallisé autour d’un autre point commun : Les femmes en sont exclues.

Récemment, la Ligue du LOL a remis en avant le phénomène des «boys club» qui tiennent leur origine et leur apogée de la fin du XIXe siècle en Angleterre, puis en France. Si ces fraternités d’hommes privilégiés ont pris des formes nouvelles au fil du temps, ces trois clubs parisiens ont toujours pignon sur rue, autour de l’Elysée, la « tradition » comme leitmotiv. Dans ces clubs privés qui fonctionnent par cooptation se côtoient des industriels, des membres de la noblesse, des banquiers d’affaires, des hommes politiques ou encore des patrons du CAC40. En 2019, après l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo, les débats sur l’égalité hommes-femmes, pourquoi ces cercles masculins existent-ils encore ?

Clubs, ligues, cercles

Ces hommes se fédèrent sur des passions « prétextes » comme « le cheval, la course hippique, les voitures, des emblèmes de la richesse », affirme auprès de 20 Minutes, la sociologue de la bourgeoisie, Monique Pinçon-Charlot*. Ces espaces élitistes regroupent à eux trois plus de 4.000 personnes. Moyennant plusieurs milliers d’euros d’adhésion et de cotisation annuelle, ces hommes partagent dans des luxueux salons des déjeuners, une partie de backgammon ou encore les bords d’une piscine. Et ce, avec des « valeurs » telles que « l’élégance, l’éducation, l’excellence ». Le but : s’entraider, préserver une élite sociale et leur pouvoir, à l’écart des femmes. « C’est emblématique de ce qu’est le pouvoir, qui est le fait d’hommes en costume-cravate. Et c’est une classe sociale qui est mobilisée sur tous les fronts et tous les instants pour la défense de ses intérêts », poursuit la sociologue.

Bien loin des réseaux sociaux d’une ligue du LOL, les membres de ces cercles d’influence et de pouvoir perpétuent néanmoins depuis plus d’un siècle, les codes initiaux de ces « boys club ». « En Angleterre, ils sont nés de manière défensive, dit-on, en opposition à la mainmise des femmes sur l’espace domestique et en réaction à la montée des suffragettes [ces femmes britanniques qui militaient pour le droit de vote féminin] », explique à 20 Minutes, Martine Delvaux, professeure de littérature à l’université du Québec à Montréal et écrivaine**.

Des hommes dans un café parisien au 19e siècle
Des hommes dans un café parisien au 19e siècle - MARY EVANS/SIPA

En France, l’essence du club reste la même, selon la spécialiste. « Le terme “club” vient de “cleave” qui signifie “cliver”. Il s’agit de se couper du reste de la société, de se placer au-dessus des autres, de reléguer en marge tous ceux et celles qui ne sont pas “nous” », rembobine-t-elle. Que répondent ses membres ?

« Voyons ça comme un héritage historique »

Dans les halls de ces clubs, on peut croiser des femmes, mais elles seront toujours accompagnées d’hommes. « Les femmes sont bienvenues mais ne sont pas membres. Elles ne payent pas de cotisations mais elles ont accès à beaucoup d’activités, en tant que conjointes », expliquait dans une récente interview à Global TV, la chaîne de Saint-Tropez, Robert Panhard, président de l’Automobile Club de France de 2012 à 2018. « La sélection est basée sur les qualités humaines. Pas des qualités professionnelles, ni des mondanités. Ce qui compte c’est l’amitié, la convivialité, le respect des personnes, l’élégance et l’éducation. Ce sont les pionniers de l’automobile, qui étaient des hommes avec toutes ces qualités, qui ont fondé l’ACF », ajoutait celui a été remplacé depuis par Louis Desanges, président du conseil de surveillance de Zodiac Aerospace.

« Ce sont des lieux agréables, où on peut déjeuner dans un endroit magnifique avec un ami. C’est le charme parisien », assure auprès de 20 Minutes Charles Beigbeder, membre du Travellers depuis 1989 et de l’Automobile Club de France depuis 1994, car son père en était membre. « Il n’y a plus beaucoup de lieux comme ça, on se retrouve un peu dans le passé, c’est comme faire une retraite dans un monastère, comme dans Le Nom de la rose », débite cet entrepreneur et homme politique parisien.

« Que les femmes ne puissent pas en être membres peut paraître étrange au XXIe siècle, mais voyons ça comme un héritage historique, une tradition, plutôt que de la discrimination. Est-ce que cela changera ? C’est possible, ce serait une petite révolution mais pourquoi pas. Certains pourraient s’en offusquer et considérer cela comme un déclin, moi ça ne me dérange pas », conclut-il.

La rédaction de «20 Minutes» n'a pas réussi à aller beaucoup plus loin que ce paillasson
La rédaction de «20 Minutes» n'a pas réussi à aller beaucoup plus loin que ce paillasson  - R.LESCURIEUX / 20Minutes

Si depuis peu, certains espaces s’ouvrent à des femmes accompagnées, la piscine conçue par Gustave Eiffel reste en revanche un bastion 100 % masculin. Une bonne chose, pour ce membre de l’ACF, interrogé par 20 Minutes. « Ça permet d’être dans un club pour se rencontrer et échanger. Un des gros avantages, comme les femmes ne sont pas présentes, c’est que personne n’est tenté de faire le coq », témoigne celui qui souhaite conserver l’anonymat.

Piscine « non polluée par les femmes » et femmes recalées du 1er

Sollicitée sur une éventuelle évolution dans les années à venir, l’actuelle direction de l’ACF a décliné une interview, précisant : « Nous ne souhaitons pas nous afficher dans la presse. » Le Travellers n’a pas donné suite à nos demandes et le Jockey Club confirme uniquement par téléphone qu’il n’y a toujours « pas de femmes dans ce lieu », surnommé « l’Etalon » par Gilles de Chaudenay, auteur de Physiologie du Jockey Club. Autant de clubs où la misogynie, sous couvert de « plaisanteries », de « franc-parler » ou de « tradition », est présente.

Récemment, l’interdiction de femmes au 1er étage du restaurant a été remise au goût du jour, révèle le Canard Enchaîné, qui précise qu’une avocate invitée par un membre a récemment été « virée » de l’espace. « La non-présence des dames ne fait rien d’autre que revenir à l’usage ancien », aurait indiqué Louis Desanges. Une direction élue d’ailleurs sur la promesse de remettre « le membre au milieu du cercle », note le palmipède.

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De leur côté, les Pinçon-Charlot notent dans leur article Les élites parisiennes : spécialisations sociales et sexuelles de l’espace, datant de 1989, ce moment où « le maître-nageur de l’Automobile Club de France, qui présentant à un nouveau membre la piscine de ce cercle précise qu’il s’agit là de l’espace nautique le moins pollué de Paris puisque aucune femme ne s’y est jamais baignée ».

Lors d’un autre entretien entre les sociologues et un membre du club, celui-ci indique qu’« on peut entendre des grossièretés, mais pas des vulgarités. Un langage cavalier mais pas de vulgarités. J’ai entendu des plaisanteries évidemment entre hommes on peut se permettre des plaisanteries, qu’on ne se permettrait pas devant des femmes ». Qui tiennent alors quel rôle ?

« Les femmes se retrouvent ainsi des sortes de bibelots »

« On continue à séparer les espaces domestiques et publics [le club étant un espace « privé-public » pour les hommes], et à diviser les tâches. Les femmes, malgré tout le progrès grâce aux mouvements féministes, continuent, dans ces lieux, à être considérées comme “ornementales” », analyse Martine Delvaux.

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Et d’ajouter : « Ainsi, elles accompagnent leurs maris, au bras desquels elles sont élégantes et agréables. Les femmes se retrouvent ainsi des sortes de bibelots, des “filles en série” parmi ce “boys club” où les hommes viennent brasser le pouvoir, faire des affaires, alimenter leur complicité », analyse Martine Delvaux, qui y voit aussi un « lieu homosocial, qui cache ou révèle un certain homoérotisme, un désir pour les autres hommes, le plus souvent inavoué, voir dénié », précise-t-elle, avant de conclure : « Tout ça renvoie à un rapport au corps de l’autre homme qu’on regarde, à qui on se montre. » Enfin, en ces lieux, les femmes ont encore un autre statut, selon Monique Pinçon-Charlot, qui nuance la notion de discrimination.

Des clubs 100 % féminins

« Les femmes de cette classe n’ont pas le même statut que les femmes des classes moyennes et populaires. Elles ont un statut en réalité à égalité avec les hommes. Cette classe fonctionne de telle sorte que les femmes avant d’être des êtres sexués féminins sont avant tout des représentantes de leur dynastie familiale, de leur classe sociale. Ici, un mariage n’est pas celui d’un homme et d’une femme mais entre deux réseaux. La femme arrive donc avec du capital économique, culturel et symbolique », analyse-t-elle.

Si ces espaces masculins ne semblent pas prêts à évoluer prochainement vers l’ouverture, les femmes ont commencé depuis quelques années en France et en Angleterre à créer leurs propres espaces de pouvoir avec cooptation. Le but : s’entraider, booster sa carrière, œuvrer pour l’égalité hommes-femmes dans le monde du travail. A Londres, fief historique des « boys club », AllBright, un club privé féminin a ouvert il y a quelques mois avec cette citation de Virginia Woolf sur sa devanture : « Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle. »

*Le président des ultra-riches, Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon (éditions Zones).

**Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot, Martine Delvaux (éditions du Remue-Ménage).

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