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EntretienCulture

George Monbiot : « On ne sauvera pas la planète en achetant des baskets écologiques »

La dégradation des conditions de vie sur Terre est rapide et inquiétante mais George Monbiot, dans cet entretien, refuse de céder au fatalisme. Selon lui, la reprise en main de notre destin passe par l’implication politique des citoyens, notamment à l’échelle locale, où s’écrivent les histoires du changement.

Le journaliste George Monbiot, 45 ans, est une personnalité phare du militantisme écologiste en Grande-Bretagne. Il tient depuis plusieurs années une chronique hebdomadaire dans le grand quotidien progressiste The Guardian.



Imagine. Demain le monde — Changer sa façon de consommer peut-il changer le monde ?

George Monbiot — Il faut se sortir de la tête l’idée qu’on sauvera la planète en achetant des baskets en coton biologique. C’est tout simplement faux. On nous bassine avec cette idée selon laquelle on peut voter avec son porte-monnaie. Mais c’est une illusion de croire que votre ticket de caisse peut être un moteur du changement décisif. Aussi bien intentionnée soit la consommation éthique, celle-ci ne sera jamais la recette pour une transformation en profondeur. Voilà pourquoi on a besoin du groupe. Je sais que certaines personnes sont frileuses par rapport à l’idée de communauté. Dans les milieux progressistes de gauche, en particulier, on réagit en général de façon assez réservée à l’idée que la géographie soit à l’origine d’un sentiment d’appartenance, parce que cette idée charrie un parfum de chauvinisme et d’exclusion. Mais ce n’est pas une fatalité. On peut très bien concevoir une communauté large, conviviale, à la fois cosmopolite et généreuse. Se sentir de quelque part est tellement essentiel pour la vie des gens, pour leur santé physique et mentale… C’est selon moi le socle de toute action politique pleine de sens. Parce que la plupart des citoyens auront confiance dans des acteurs politiques qui sont proches d’eux, qui partagent leurs soucis et leurs indignations.

« Reykjavik, la capitale islandaise, est réellement administrée par les citoyens. Ils peuvent introduire des propositions, ou voter pour les idées émises par d’autres habitants ; le conseil communal est obligé d’examiner ces idées et ces propositions. Dès lors, le pouvoir municipal est un pouvoir partagé. »

On voit émerger dans les villes de nombreuses initiatives en matière d’alimentation, d’énergie, de mobilité. Comment faire en sorte que ces initiatives locales ne servent pas d’excuse pour masquer les lacunes de la gestion publique ?

Cette résistance à petite échelle, ce fourmillement d’alternatives locales, c’est un point de départ très important, le socle de base d’une culture de participation, cela entretient la vitalité des communautés. Mais cela ne suffit pas, loin de là. Pour faire la différence, il faut traduire ces initiatives en une réelle politique de participation. Un cas d’école est celui de la capitale islandaise, Reykjavik. Là-bas, la ville est réellement administrée par les citoyens. Ils peuvent introduire des propositions, ou voter pour les idées émises par d’autres habitants ; le conseil communal est obligé d’examiner ces idées et ces propositions. Dès lors, le pouvoir municipal est un pouvoir partagé. On pourrait penser que les mandataires politiques y voient une atteinte à leurs prérogatives, mais beaucoup vivent ce processus comme une libération. Enfin, ce ne sont plus toujours eux qui doivent, seuls, amener les idées et prendre les décisions !

Partager le pouvoir signifie en effet partager la responsabilité, et partager les reproches si le résultat n’est pas à la hauteur des attentes. Si un projet tourne à l’échec, on peut dire : les habitants le voulaient, ça a foiré, mais nous avons essayé ensemble. Cette façon de procéder réduit le fossé entre le citoyen et la politique, et elle accroît la légitimité des mandataires politiques locaux.



Cela implique-t-il de permettre aussi aux citoyens de participer à la gestion du budget municipal ?

Oui, les budgets citoyens — ou budgets participatifs — sont incontournables. On ne peut véritablement parler de participation que si les citoyens ont la possibilité d’exercer un contrôle direct sur l’utilisation de l’argent public. C’est l’exemple classique de la ville de Porto Alegre, au Brésil, où les habitants participent aux budgets sur l’infrastructure et le transport public. Grâce à ça, les habitants acquièrent une tout autre perception du mécanisme et de l’utilité des impôts. Ils découvrent à quoi sert l’argent public, ils réalisent que beaucoup plus de choses sont possibles quand l’argent est regroupé dans un budget municipal plutôt qu’investi de manière individuelle.

Après la première année d’expérimentation, les citoyens de Porto Alegre ont décidé ce que tout leader politique traditionnel considérerait comme un suicide politique : ils ont proposé une augmentation des impôts ! Je pense que si les citoyens de tous les pays pouvaient eux-mêmes décider de la destination de leurs impôts au niveau local et même national, le visage de la politique serait partout modifié en profondeur.



Votre raisonnement suppose que le pouvoir de décision se trouve encore au niveau politique. Mais n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une concentration des pouvoirs entre les mains d’acteurs financiers et économiques, que vous appelez l’« oligarchie économique mondiale » ?

C’est une question cruciale. Comment allons-nous faire en sorte que la majorité des citoyens obtienne un réel pouvoir économique ? Comment détrôner l’oligarchie ? Prenez le problème de la propriété foncière. En Grande-Bretagne et dans de nombreux autres pays d’Europe, une toute petite portion de la population possède de grandes étendues du territoire. À l’inverse, une grande part de la population consacre une part invraisemblable de ses revenus à la location d’un logement ou au remboursement d’un emprunt. Si l’inégalité de revenus est grave, je suis convaincu que l’inégalité immobilière est au moins aussi grave.

Il me semble indispensable d’introduire une taxe sur les plus-values pour les propriétés immobilières dont la valeur est supérieure à un million de livres sterling (1,12 million d’euros). Ce serait une forme de redistribution tout à fait justifiable. La question suivante est : que faire avec cet argent ? On pourrait l’utiliser pour améliorer toutes sortes de services collectifs, mais une partie du produit pourrait être reversée à des comités de quartier à travers le pays, à condition qu’ils mettent en place un fonds d’investissement foncier, une fiduciaire communautaire par l’entremise de laquelle les citoyens pourraient obtenir un droit de préemption sur les terrains disponibles.

Cela a été régulièrement démontré : les meilleurs projets d’habitation sont développés par les habitants mêmes. D’une part, les aménagements urbains sont mieux conçus — on ne pense pas seulement aux voitures mais aussi aux enfants qui jouent. D’autre part, et c’est encore plus important, les personnes qui se mettent autour de la table pour imaginer les nouveaux plans du quartier forment par là même une communauté dynamique. Elles apprennent à discuter ensemble, à argumenter, à se disputer et, espérons-le, à faire la fête. C’est une super recette contre la solitude, cette autre malédiction de notre société.

Avec peu de moyens financiers mais beaucoup d’enthousiasme et de bénévoles, la campagne de Bernie Sanders lors de la primaire démocrate de 2016 a été un grand succès. « Il n’y a rien de plus puissant que le bouche-à-oreille. Parce que c’est personnel, parce que c’est l’antidote à cette sensation d’éloignement et d’indifférence qui nous encercle. »

Mais comment transposer ce processus de « relocalisation politique », comme vous l’appelez, au niveau national et mondial ?

Là réside le véritable enjeu, et la grande difficulté. Plus l’échelle est grande, plus la démocratie devient diffuse et plus grande est aussi la sensation d’éloignement par rapport au processus de décision. Des institutions mondiales ne seront jamais parfaites. Toutefois, je suis convaincu que nous pouvons améliorer la manière dont fonctionnent aujourd’hui le Conseil de sécurité de l’ONU, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, les différentes zones de libre-échange, ou encore la Banque centrale européenne.

Quand on réfléchit à la façon de donner un effet national à une multitude d’initiatives locales, il y a beaucoup à apprendre ce que Bernie Sanders, figure de proue de l’aile gauche du Parti démocrate aux États-Unis, appelle le « big organizing ». C’est une méthode qui ne dépend pas des pouvoirs financiers et qui considère en outre la volonté humaine comme centrale dans le processus de changement. Becky Bond et Zack Exley, les consultants qui ont conçu la campagne de Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2016, racontent dans le livre qu’ils ont écrit sur cette expérience comment, avec peu d’argent mais avec beaucoup d’enthousiasme et de bénévoles, ils ont fait naitre un mouvement à l’échelle nationale, qui continue encore de grandir. Il n’y a rien de plus puissant que le bouche-à-oreille. Parce que c’est personnel, parce que c’est l’antidote à cette sensation d’éloignement et d’indifférence qui nous encercle.



Vous qui écrivez depuis trente ans sur le réchauffement climatique, vous devez constater avec des yeux horrifiés à quel point le climat change bien plus vite que ne le font les attitudes politiques. Et pourtant vous semblez optimiste.

Je connais la vitesse à laquelle nous détruisons nos écosystèmes, mais s’en lamenter continuellement n’aide pas à mobiliser les citoyens, au contraire. Je répète depuis trente ans déjà que nous n’avons plus le temps de tergiverser, qu’il est urgent d’agir. Cela ne se passe pas, car nous nous heurtons toujours à des personnes dont les intérêts économiques sont inextricablement liés aux énergies fossiles. Ces personnes-là préfèrent un monde en ruines plutôt qu’un changement de trajectoire. Voilà pourquoi nous n’arriverons à rien tant que nous ne changerons pas de modèle. Le système doit être changé radicalement, et ce n’est possible que par la voie politique. Se concentrer exclusivement sur la question climatique, ça ne mène qu’à des mesures à la marge. Si nous voulons protéger efficacement notre environnement naturel, nous devons nous attaquer à la politique et à l’économie. Ce changement commence au niveau local. Et quand je regarde ce qui bouge dans nos quartiers et dans nos villes, quand je vois ce bout de nature qu’on a réussi à préserver en plein cœur d’Oxford, alors je ne peux qu’être plein d’espoir.

« Nous vivons dans un monde où les publicitaires ont acquis une connaissance si fine de la psychologie humaine qu’ils savent parfaitement comment nous faire craquer. En laboratoire, on parvient à trafiquer de façon si sophistiquée les aliments que nous sommes devenus esclaves au sel et au sucre ajoutés, aux graisses et à tout ce qui nous pousse à consommer toujours plus. »

Cet espoir est néanmoins conditionné à la possibilité de formuler une nouvelle réponse politique.

Oui. Le changement climatique exige une réponse structurelle, et celle-ci ne peut venir que de la politique. Si vous racontez aux gens qu’ils peuvent voter avec leur portefeuille, qu’ils peuvent exercer une influence en mettant tel produit plutôt que tel autre dans leur caddie au supermarché, vous leur faites miroiter un pouvoir qu’en réalité ils ne détiennent pas. Dans ce monde, les décisions cruciales ne se prennent pas dans un rayon de supermarché, mais bien plus haut, dans les conseils d’administration des firmes de l’agroalimentaire, dans le top management de l’industrie de la confection, ou au sein du pouvoir législatif.

Je ne dis pas que les consommateurs ne peuvent pas essayer d’adapter leur comportement d’achat, mais la véritable réponse ne pourra venir que des autorités publiques. Par exemple, on pourrait dorénavant sanctionner les processus de production polluants, et à l’inverse, récompenser les initiatives sociales et écologiques. Cela équivaudrait à taxer la pollution et à subventionner ce qui a un effet positif sur l’environnement.

Nous vivons dans un monde où les publicitaires ont acquis une connaissance si fine de la psychologie humaine qu’ils savent parfaitement comment nous faire craquer. En laboratoire, on parvient à trafiquer de façon si sophistiquée les aliments que nous sommes devenus esclaves au sel et au sucre ajoutés, aux graisses et à tout ce qui nous pousse à consommer toujours plus. Et malgré tout ce contexte, quand vous devenez trop gros, c’est de votre faute ? Cela ne va pas. Comment s’y opposer ? Simplement en vous unissant et en faisant à nouveau de la politique.



Votre discours n’est-il pas démobilisateur ? Des gens s’efforcent de modifier leur comportement, en empruntant davantage le vélo ou en mangeant moins de viande, et voilà qu’ils s’entendent dire : c’est sympa que vous fassiez ça, mais ça ne changera pas grand-chose.

Je peux comprendre que, vu sous cet angle, mon discours en déçoive certains. C’est pourquoi il est à mes yeux crucial que tout message de changement politique raconte aussi une histoire remplie d’espoir — pas de faux espoirs, mais d’un espoir réaliste. Nous devons à présent échafauder un plan crédible qui indique comment nous pouvons changer notre relation à la société, à la politique, à l’économie et à la nature.

C’est très facile de devenir cynique et de décrire la politique comme dénuée de sens. Parfois, c’est même mieux pour votre santé mentale. Mais ça ne mène nulle part. Le cynisme n’est pas une recette pour le changement, mais pour le maintien de l’ordre établi. Si nous tournons le dos à la démocratie que nous avons construite — et qui est loin d’être parfaite — alors les fascistes l’emporteront. La menace est là, partout en Europe, en Amérique latine, en Asie et aux États-Unis.

  • Propos recueillis par Tine Hens (magazine Mo*), traduction de François Brabant
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