Climat

Pourquoi la fonte des glaces de l’Antarctique inquiète autant les scientifiques

Etude après étude, de nombreux spécialistes observent une accélération du rythme d'écoulement des glaces continentales vers l’océan Austral sous l’effet du changement climatique. Ils redoutent une contribution accrue du continent à la montée des eaux.
par Florian Bardou
publié le 24 février 2019 à 8h29

Tentons une expérience simple. Remplissez un grand verre d’eau douce ou salée. Plongez-y un gros glaçon et complétez jusqu’à ras bord. La liquéfaction de la glace va-t-elle faire déborder le verre ? Non, car le volume du glaçon fondu est en fait égal au volume immergé. Maintenant, ajoutez un second glaçon suffisamment volumineux. Dans ce cas, l’eau liquide va s’élever jusqu’à passer par dessus bord. C’est peu ou prou ce que les scientifiques observent aujourd’hui en Antarctique dans d’autres proportions sous l’effet du changement climatique.

Recouverte à 98% par des glaces permanentes, l'île continent – on parle d'inlandsis – relâche désormais un excédent de 219 milliards de tonne de glace par an dans l'océan austral, assez pour faire s'élever les océans de 0,3 millimètre chaque année – et de 8 mm au total depuis 1992. «Aujourd'hui, l'élévation du niveau des mers est d'environ 3 mm par an, explique à Libération Gaël Durand, glaciologue à l'université Grenoble-Alpes. Un tiers est lié à la dilatation thermique des océans, un autre tiers est lié à la fonte des glaciers de montagne et le troisième tiers à la fonte des calottes polaires, dont un tiers est attribué à la fonte de l'Antarctique.» Problème : en Antarctique, l'«écoulement» des glaces continentales vers les mers, associé à l'amincissement et au recul des grands glaciers – notamment en Antarctique ouest –, s'est considérablement accéléré ces cinq dernières années comme le suggère le grand nombre d'études publiées ces derniers mois (ici, ici et ici). De quoi faire craindre, si le réchauffement des températures terrestre n'est pas stoppé – et c'est mal parti –, une disparition à plus ou moins long terme de la calotte glaciaire et, par conséquent, une élévation du niveau des mers de plusieurs mètres.

Une cartographie de la fonte des glaces en Antarctique et son intensité entre 1979 et 2017. Crédit : Eric Rignot et al, Proceedings of the National Academy of Sciences, janvier 2019.

«On observe le retrait et l'accélération des grands glaciers de l'Antarctique de l'ouest depuis une vingtaine d'année, poursuit Gaël Durand. Reste à savoir si le point de bascule se situe à 1,5°C ou 2°C de réchauffement par rapport aux températures pré-industrielles et si on va perdre ces glaciers d'ici un siècle ou d'ici mille ans.» L'inquiétude des spécialistes du continent est aussi à l'image de la vulnérabilité des grands glaciers de l'Antarctique occidental, comme Thwaites et Pine Island en mer d'Amundsen, en grande partie immergés. «Le contact entre la glace flottante et la roche, ce qu'on appelle la ligne d'échouage, est situé à plusieurs centaines de mètres en-dessous du niveau de la mer, développe Emmanuel Le Meur, maître de conférence en sciences de la Terre à l'université de Grenoble-Alpes. Or, les eaux océaniques sont de plus en plus chaudes et font reculer la ligne d'échouage, ce qui déstabilise la calotte glaciaire et sa cohésion mécanique.»

Montée des eaux de plusieurs mètres

Tout juste de retour de mission en Terre Adélie, le glaciologue français estime que cette «instabilité» potentielle pourrait être accrue par la topographie particulière des glaciers de l'ouest-antarctique. Il complète : «La profondeur du plancher rocheux est de plus en plus importante en direction du continent : cela risque de fragiliser de gros volumes de glaces par le dessous.» «Ces changements arrivent bien en avance des prédictions, alerte pour sa part un fin connaisseur du continent Eric Rignot, professeur de géophysique à l'université de Californie à IrvineLes zones proches de ces eaux chaudes sont à risque, elles bougent déjà, et les conséquences à long terme sont des montées de niveau des mers de plusieurs mètres. Mais un mètre d'élévation, c'est à peu près ce qu'on est sur d'avoir d'ici la fin du siècle, c'est déjà beaucoup !»

Une modélisation du retrait des glaciers en Antarctique de l'ouest et du recul de la ligné d'échouage sous l'effet du réchauffement des eaux océaniques entre 2010 et 2016. Une modélisation du retrait des glaciers en Antarctique de l’ouest et du recul de la ligné d’échouage sous l’effet du réchauffement des eaux océaniques entre 2010 et 2016. Crédit : Hannes Konrad et al, University of Leeds, Nature Geosciences, avril 2018

Ces conclusions ont d'ailleurs conduit le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) à revoir à la hausse les risques du changement climatique en Antarctique. Dans leur dernier rapport, rendu public en octobre, les experts du climat insistent d'ailleurs sur le fait que même si on limitait à 1,5°C voire 2°C le réchauffement du climat par rapport aux températures pré-industrielles, «l'instabilité des calottes polaires de l'Antarctique» «pourrait conduire à une élévation du niveau des mers de plusieurs mètres à une échelle de temps allant du siècle au millénaire». Des prévisions glaçantes réitérées auprès de Libération par la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte. «On sait que l'Antarctique peut subir une perte irréversible de ses glaces, on le sait par l'étude du climat passé», souligne la chercheuse. Elle ajoute : «En cas de poursuite d'émissions fortes de gaz à effet de serre, l'Antarctique pourrait contribuer à une élévation du niveau de la mer de plusieurs dizaines de centimètres d'ici 2100 et davantage ensuite sur une échelle de plusieurs siècles à plusieurs millénaires, encore très incertain). En cas de stabilisation sous le seuil des 2°C de réchauffement et d'une forte baisse des émissions mondiales de CO2, le niveau moyen des mers monterait d'environ 40 cm d'ici à la fin du siècle.»

«Trou d’observations»

L'inquiétude de la co-présidente française du Giec est renforcée par le manque de connaissances sur l'île-continent et de ses phénomènes géophysiques. «C'est l'un des endroits du globe où le climat est le moins connu par les scientifiques», soulève à ce sujet Valérie Masson-Delmotte. Contrairement à l'Arctique, où les effets du changement climatiques sur la calotte glaciaire sont documentés depuis six à sept décennies grâce à l'enregistrement des températures, l'Antarctique n'a commencé à se livrer qu'à partir de la mise en service des premiers outils satellitaires à la fin des années 1970. «Cela change, petit à petit, mais le pôle Sud reste la partie de la planète la plus difficile à explorer, abonde Eric Rignot, dont les travaux sur le continent ont été rendus possible par les images radars des satellites de la Nasa. Et plus on avance, plus on s'aperçoit que ces régions éloignées de tout sont très importantes pour notre futur.»

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Ces retards ont également généré un «trou d'observations» en Antarctique duquel découlent des modèles en glaciologie et en climatologie encore incertains. Notamment, dans sa partie orientale. «On a longtemps vécu avec l'hypothèse que cette région étant, plus haute, plus grosse et avec une plus grande fraction de socle rocheux émergée, qu'elle était immuable au changement de climat. Mais ce n'est plus le cas !», admet aujourd'hui Eric Rignot. «On ne sait pas à quel point l'océan austral va se réchauffer et quelles en seront les conséquences pour les glaciers du continent», avance pour sa part la glaciologue Catherine Ritz, directrice de recherche au CNRS. Grande spécialiste des calottes polaires, notamment de l'inlandsis antarctique, la chercheuse estime qu'en raison de données partielles, il est encore difficile de prévoir avec précision la contribution de la fonte des glaces antarctiques d'ici la fin du siècle. «Si on exclut le mécanisme d'effondrement des falaises de glace, la montée des eaux due à l'Antarctique sera d'environ 15 centimètres en 2100. Mais on exclut pas qu'elle soit de 45 cm car cela dépend de processus dynamiques que l'on ne connaît pas encore», conclut Catherine Ritz. Seule certitude : les émissions mondiales de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique, continuent d'augmenter.

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