Dans la discothèque d'Alain Bashung

De la country à la musique expérimentale, les proches d’Alain Bashung racontent ses émois musicaux. Par Charline Lecarpentier.
Dans la discothèque d'Alain Bashung
Frederic SOULOY/Gamma-Rapho via Getty Images

Alain Bashung n’était pas un mondain. Peu de gens entraient dans sa bulle. « On ne me laisse pas rêver », l’a un jour entendu râler le musicien Rodolphe Burger alors qu’ils s’apprêtaient à entrer en studio. Son rapport intime à la musique des autres n’en est resté que plus précieux. « J’suis cow-boy à Paname, mais c’est la faute à Dylan », chantait-il à ses débuts. Dix ans après sa disparition, le vide qu’il a laissé n’est pas près d’être comblé. D’ailleurs, du rap à la chanson, le spectre de ceux qui revendiquent son héritage est large. Presque aussi large, en fait, que les nombreuses influences de Bashung lui-même, telles qu’elles nous sont décrites par son entourage, alors que son label historique Barclay réunit son œuvre dans une intégrale pimentée par des lives et une poignée d’inédits.

Jean Fauque, chanteur et parolier d’Alain Bashung

« Quand j’ai connu Alain en 1975, il avait une discothèque impressionnante et un ampli sur lequel on pouvait brancher deux casques. C’était un HLM et il ne fallait pas être trop bruyant. On passait des nuits à écouter des choses très underground comme Kraftwerk et Robert Wyatt avant de finir par de la country. On a vécu une période bénie, il y avait une nouvelle vague musicale tous les cinq ans. Il adorait les punks, la new wave et ce mystérieux groupe, The Residents.

Mais il y avait finalement assez peu d’Anglais, c’était plutôt américain. Pas un album de Bob Dylan ne lui échappait, ça s’entend dans sa manière d’écraser le phrasé... Il écoutait peu d’artistes français, on faisait de la chanson mais ça ne nous intéressait pas. Il y a juste eu cette révélation qui l’a bouleversé musicalement et émotionnellement en 1993 pendant l’enregistrement de Chatterton à Bruxelles quand on a écouté jusqu’à l’aube l’intégrale de Léo Ferré. On est tombé par terre. On s’en voulait de ne s’être pas penchés plus tôt sur son cas. La chanson qui s’appelle « J’ai longtemps contemplé » a été composée dans la foulée. En France, à part Léo, il aimait quand même Gainsbourg. Travailler avec lui sur Play Blessures a été un rêve. Vers la fin, il m’a fait découvrir Gérard Manset. La langue maternelle d’Alain était l’allemand. Il a aussi beaucoup entendu de l’anglais sur les radios de la base américaine près de Strasbourg qui émettait en Alsace. C’est cela qui, je pense, explique son entreprise de torture de la langue française. Il voulait mieux la comprendre. »

Chloé Mons, musicienne et épouse d’Alain Bashung

« Plus les années passaient et plus Alain était attaché aux valeurs simples et réconfortantes de la country. Les Walker Brothers lui parlaient beaucoup car Scott Walker avait démarré sous une forme classique avant de se lancer lui aussi dans l’expérimentation. Voir comment la musique avance avec la vie d’un homme le passionnait. Parmi les pionniers**, Gene Vincent** ou Jerry Lee Lewis étaient très importants pour lui. Cette folie du pasteur qui bascule du côté du diable, toute cette ambivalence du rock’n’roll l’intéressait beaucoup.

Il aimait particulièrement les seconds couteaux. Il préférait Bobby Darrin, Johnny Matis ou Harry Nilsson à Presley et Sinatra. Il aimait bien sûr les Highwaymen qui réunissaient ses favoris, Johnny Cash, Waylon Jennings, Willie Nelson et Kris Kristofferson. Quand on chantait ensemble en duo, il nous comparait à Gram Parsons et Emmylou Harris. Un de nos grands plaisirs était d’aller à Londres à Tower Records pour acheter énormément de choses, même expérimentales. C’est ainsi qu’il a découvert les disques de Marc Ribot ou M. Ward avec qui il a ensuite voulu travailler. Eux aussi jouent avec des codes du passé. »

Yann Péchin, guitariste, a longtemps accompagné Alain Bashung en tournée

« La première chose dont on a parlé ensemble c’était de Moondog, qui était une sorte de Brian Eno avant l’heure. Alain était, de par ses origines kabyles, très sensible à la musique répétitive rythmique, qu’elle soit ou non électronique. On peut d’ailleurs l’entendre sur ses expérimentations sur l’album Climax. Chaque fois que je venais chez Alain et Chloé, j’arrivais avec des disques sous le bras et lui me faisait suivre des albums.

Si sa passion pour la musique a commencé par les précurseurs, de Gene Vincent à Jerry Lee Lewis, il a eu aussi un grand flash avec l’arrivée de la cold wave et de la new wave. Des artistes le marquent à chaque décennie, comme Martin Hannet à l’époque de Joy Division ou les Young Marble Giants. C’est lui qui m’a fait découvrir Richard Hawley, que je ne connaissais pas et qu’il écoutait beaucoup à la fin de sa vie. Il écoutait de la musique tout le temps et je peux vous assurer que quand il était président du Prix Constantin, il avait bien entendu les deux cents disques. »

Rodolphe Burger, chanteur, collaborateur sur les albums Fantaisie Militaire, Cantique des cantiques, etc.

« Alain parlait souvent des fameux disques de Talk Talk Spirit of Eden et Laughing Stock, et de celui qui a suivi sous le nom de Mark Hollis. Il les adorait et moi aussi. La musique est splendide mais c’est aussi la démarche très radicale de Mark Hollis qui lui parlait. Talk Talk faisait de la pop industrielle avec un certain succès, et fort de celui-ci, Hollis avait complètement rompu avec le label EMI pour se permettre un album de recherche musicale avec son groupe puis en solo, avant de disparaître pour de bon. Cette idée d’un artiste qui sacrifie le succès au nom d’une exigence artistique a fait de Mark Hollis une figure quasi héroïque pour Alain. Il s’agit bien d’élever le niveau dans un contexte d’une industrie avec laquelle il faut ruser pour faire passer le maximum de musique. Je pouvais voir qu’à certains moments, Alain aussi était dans une forme de lutte intérieure pour protéger sa liberté. »

Immortel*, l'intégrale 1977-2018 (Barclay). Sortie le 1er mars*

Cet article est à retrouver dans le numéro 66 (mars 2019) de Vanity Fair France.

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