Comment la non-fiction a pris la relève du roman

Des ouvrages hybrides mêlant enquête journalistique et récit littéraire remodèlent le paysage éditorial.
Comment la nonfiction a pris la relève du roman
Hulton-Deutsch Collection/CORBIS/Corbis via Getty Images

Nombre de gens le voyaient déjà lauréat du prix Goncourt, mais ­Philippe Lançon et son livre Le Lambeau ont dû se contenter du Fémina. « C’est un témoignage ! s’est justifié Bernard Pivot, le président de l’académie. Ça ne correspond pas à ce qu’attend le Goncourt, c’est-à-dire couronner un roman d’imagination. » Une manière expéditive, sinon candide, de disqualifier un prétendant. Depuis quand le brumeux concept « d’imagination » est-il le premier critère de jugement d’une œuvre littéraire ? Et Zola ? Et Kessel ? Et Albert Londres ? se sont époumonés certains critiques déçus. En 2015, alors que la journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch se voyait remettre le Nobel de littérature, le New Yorker titrait : « La non-fiction gagne le Nobel. » Son journaliste Philip Gourevitch se réjouissait alors que le comité ait choisi de couronner une œuvre « qui rend caduque la distinction tracée entre documentation et art ». Le prestigieux hebdomadaire américain a lui-même contribué à brouiller les pistes en accueillant chaque semaine dans ses pages les plus grands noms du reportage. En 1965, le journal publiait en feuilleton ce qui allait devenir De sang-froid, aujourd’hui encore considéré comme le livre le plus ambitieux de Truman Capote. Son enquête sur le meurtre de quatre membres d’une même famille dans le Kansas est devenue un totem du genre, même si des journalistes lui ont reproché d’avoir grossi certains traits et embelli, voire purement et simplement inventé certaines scènes. Mais cette ambiguïté n’est-elle pas inhérente à la non-fiction ? À défaut d’un vocable bien à elle, la France a adopté ces dernières années ce mot-valise réduc­teur qui désigne son objet par ce qu’il n’est pas, sans en préciser les contours. Mais à mesure que les éditeurs spécialisés dans ce genre fleurissent et que les maisons d’édition traditionnelles l’intègrent à leurs cata­logues, les rayons « littérature » des librairies enflent proportionnellement. En janvier, Sonatine, qui publie en français les best-sellers de Gillian Flynn (Les Apparences) ou de Paula Hawkins (La Fille du train), a fait paraître L’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevich. Dans ce récit à la première personne, l’écrivaine mêle à une enquête sur le meurtre d’un enfant dans les années 1990 des réminiscences personnelles sur son propre passé traumatique. Il est classé en librairies parmi les romans. Au même moment paraissait chez Gallimard Grâce l’intrépide de ­Karine ­Miermont, un livre décrit par l’éditeur comme « un premier roman construit autour d’une enquête », « fruit de trois années de recherches » sur la vie des prostituées nigérianes à Paris. L’éditrice Maud Simonnot, qui a travaillé sur le texte, en est certaine : « Plus qu’un article de presse, un livre permet l’incarnation d’un phénomène et provoque l’empathie. » Et puis, ajoute-t-elle, « un livre, ça reste ».

La non-fiction, alternative de rêve pour des journalistes d’investigation aux prises avec une presse en crise ? Adrien Bosc, fondateur, en 2013, des Éditions du sous-sol, maison pionnière dans l’importation en France des grands noms de la non-fiction américaine (Gay Talese, William Finnegan, Maggie Nelson...), a vu le phénomène arriver d’outre-Atlantique : « Une forme de désaffection de la presse est entérinée chez certains éditeurs américains, explique-t-il. En France, le grand reportage n’étant plus financé comme avant par les journaux traditionnels, certains projets basculent donc sur l’édition. Mais les pionniers, ce sont les journalistes eux-mêmes, dont certains ont fait le choix du livre depuis des années : Anne Nivat ou Florence Aubenas ont décidé que certains de leurs longs-formats se feraient direc­tement ainsi. Je pense que plus que d’argent, c’est une question de temps, de réception et de pérennité. »

Aux Éditions du sous-sol, Adrien Bosc publie autant d’ouvrages originaux, parus en VO sous forme de livres, que de recueils d’articles relevant d’un format dont nul journaliste n’oserait aujourd’hui rêver. Les reportages au long cours des grandes plumes américaines des années 1970 et 1980 que publiaient alors Rolling Stone, Esquire ou Playboy, engageant des frais faramineux pour envoyer un auteur sur les routes pendant plusieurs mois, ne sont plus d’actualité dans la majorité des organes de presse depuis l’arrivée du numérique. En parallèle, l’attrait du « vrai » a contaminé, sinon tout à fait corrompu, le monde de l’édition, comme le note Maud Simonnot : « Il y a une valeur ajoutée perverse à l’idée qu’un livre, par exemple sur un viol, soit le fruit d’une expérience vécue par l’auteur. On nous pose beaucoup la question, notamment au moment de la vente des droits étrangers. Personnellement, si l’auteur décide de faire un roman, peu m’importe que ce soit arrivé ou pas. Je suis, de manière générale, plus préoccupée par la médiocrité de beaucoup de textes qui paraissent en ce moment sous la qualification de roman. »

En France, le héros de la non-fiction est sans conteste Emmanuel Carrère, qui a débuté comme romancier avant de tourner le dos, depuis L’Adversaire (son livre inspiré de l’affaire Jean-Claude Romand) en 2000, à la pure imagination et aux personnages inventés. À propos de son recueil d’articles, Il est avantageux d’avoir où aller (POL), l’écrivain confiait au Monde : « Je [l’] ai conçu comme une sorte de portrait chinois, d’autobiographie à partir de sujets extrêmement variés. » En 2014, dans les colonnes du même journal, il s’étonnait de « cette espèce de supers­ti­tion révérencielle qui existe autour du mot “roman” et cette volonté de l’inscrire à toute force sur les couvertures des livres ». Culturelle dans un pays autant attaché à l’idée du « roman » qu’à l’image du « romancier », cette obstination pourrait bien être aussi commerciale. « Ce qui l’emporte toujours, affirme Adrien Bosc, c’est la “promesse de roman”. » Avec ses 40 000 exemplaires vendus en grand format (et autant en poche), Jours barbares, le récit de surfeur du journaliste américain William Finnegan, est l’un des plus gros succès de la maison depuis sa création. Paru en mars 2017 et entré quelques semaines plus tard dans la liste des meilleures ventes, le livre a été loué par la presse comme « le roman de l’été ». Ni une ni deux, l’éditeur a repris l’expression pour orner le livre d’un bandeau. « Parce que c’était la lecture de l’été. Et que la lecture de l’été, c’est forcément un roman », sourit Adrien Bosc.