Reportage

38 h 47 dans le monde parallèle de DAU

Par • le
Titanesque, sulfureuse, mystique, totale, hors norme, pornographique, brutale… L’expérience DAU, qui a fermé ses portes le 17 février, aura fait couler beaucoup d’encre et attiré près de 40 000 visiteurs. Le journaliste Xavier Faltot s’est plongé à corps perdu, 38 h 47 durant, dans cette machine infernale, laboratoire cinématographique immersif et personnalisé où se croisent chamanes, musiciens et scientifiques. Il en livre le récit halluciné, entre rêve et cauchemar.
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© Phenomen, IP, 2019

Taxi, avion, nuage, taxi, homme. Noir 15 secondes.

Je suis invité par Alexeï Blinov à l’institut DAU, place du Châtelet, URSS. C’est un ami de longue date. Mon gourou geek. Il est responsable du développement expérimental ici. Le rendez-vous est fixé dans son bureau. Dans la cour du bâtiment massif, soviétique, exotique, passe en trombe une Vespa. Je reconnais Alexeï. Il fonce avec, derrière lui, une jolie brune, pulpeuse. Elle sourit à tout rompre, emportée par l’énergie du bolide. Ils disparaissent. Raté ! J’ai froid, je suis là pour essayer la Gush Machine, sa dernière création technologique qui permet de monter les 700 heures de rushes du film DAU, d’Ilya Khrzhanovsky, en fonction de nos émotions.

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« Dans la cour du bâtiment massif, soviétique, exotique, passe en trombe une Vespa. Je reconnais Alexeï. Il fonce avec, derrière lui, une jolie brune, pulpeuse.  »

© Phenomen, IP, 2019

Je passe une lourde porte et me voilà à l’intérieur, au chaud. Check point. Un beau garde, cheveux courts, propres et bouclés, demande à voir mon Visa. Il me demande mon téléphone portable et le range dans un casier, c’est le Berghain en mode aéroport. HÉRITAGE*.

Derrière la porte FUTURE, les escaliers semblent infinis. Derrière la porte BODY gardée, je découvre un grand appartement composé de plusieurs pièces en enfilade. Il y a des visiteurs, au radar, sur leur garde. J’avance et croise, dans sa cuisine, Christian. Autour de la table, un joueur de guitare, une chanteuse, quelques amis de tous âges. Sur la table, de la nourriture, des tartines beurre-sardines, de la macédoine, des patates et de la viande blanche dans un plat en porcelaine.

Il me regarde et m’offre un verre de vodka. Il cache sa petite bouteille sous la table. « T’es pas capitaliste au moins ? » Christian est grand, large, sa voix est pleine de basses. Bruit de métal qui tombe au sol ! Christian se contracte. Un homme debout, qui regardait au loin par la fenêtre ouverte, a percuté une tasse en se retournant. « Ça, tu vois, c’est capitaliste ! » remarque-t-il, l’œil amusé. Il toise le perturbateur. Un laser rouge traverse le ciel. Il lance : « C’est capitaliste de faire ce genre de mouvement brusque ! T’es stressé ? Assieds-toi. » Silence et mouvement. « Tu penses quoi du COMMUNISME, toi ? »

Reconstitution d’un appartement communautaire
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Reconstitution d’un appartement communautaire

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« Il y a quelques traces de propagande, mais rien d’aliénant. Un gramophone portable, un piano, le cendrier du professeur Dau en forme d’escalier, déjà-vu. »

Photo Xavier Faltot

Éternel retour. Suis-je le chat de Schrödinger ? Y-a-t-il un bouton ? Qui fabrique tout ça ?

Je ne réagis pas vraiment. J’ai le temps. Je me lève et envahis le couloir où du linge sèche sur des cordes. Sur ma droite, une petite pièce avec du mobilier en bois remplie d’une famille en pleine discussion. Une femme autour de la cinquantaine aux lèvres ourlées d’une légère moustache échange sur sa rocking-chair avec deux hommes à la longue barbe et au regard sombre. C’est le zoo. Ils ne me prêtent aucune attention, l’heure est grave.

Saisi par une chanson mélancolique, je la suis et pénètre dans la chambre des enfants. Au mur, une bannière de deux mètres carrés, fluo. J’ai du mal à y croire : c’est un enfant et une jeune fille qui se tiennent la main. Le premier a un énorme pénis, accompagné de ses testicules qui pointent vers le bas, et elle, a un troisième œil dans le nombril. Ils ont l’air méchant. La femme qui chante entourée de proches continue à donner de la voix. Imprégné, je suis mellow-slavic. D’autres comme moi errent, absorbés par cette mélancolie devenue manifeste. « Un enfant est mort », me dis-je. Détail sur le mur : un jouet singe en métal. Impression de déjà-vu ! Noir 13 secondes.

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« Je suis seul avec une équipe de chercheurs dans le laboratoire. BRAIN. Je suis seul dans une cabine de visionnage en plastique argenté. Autour de moi, il y en a quinze identiques.  »

© Phenomenon IP, 2019

« Éternel retour. Suis-je le chat de Schrödinger ? Y-a-t-il un bouton ? Qui fabrique tout ça ? Tiens, c’est moi ! » Je suis surpris d’entendre ma voix si profonde. Toujours dans le couloir, un jeune shaman, peau foncé, cheveux et yeux noirs, me propose de lire mon avenir. Je refuse. Dans le grand salon, un couple joue aux échecs près de la fenêtre. Il y a des diapositives éparpillées sur la table à gauche. Parmi une collection de jeunes gens en tenues de plage, je tombe sur l’image d’une femme qui enfonce son poing dans l’anus d’un homme, en discutant avec un autre dans un champ. À droite, un groupe débat en russe. Laser rouge. Il n’y a plus personne.

Je suis seul avec une équipe de chercheurs dans le laboratoire. BRAIN. Je suis seul dans une cabine de visionnage en plastique argenté. Autour de moi, il y en a quinze identiques. HISTORY. Je suis avec des gens dans une salle de projection. SCIENCE. Le laboratoire est immense. Des bébés en cage s’endorment. Réalité. Leurs corps basculent naturellement. La caméra suit le mouvement et remonte sur les scientifiques en plein travail et en blouse blanche. Je me demande quel pourrait être le meilleur gémissement pour illustrer cette vision d’horreur. Je sors de la salle de projection. Je sors du photomaton. Je rentre en moi. L’air est trouble. Impossible de me dire quoi que ce soit, c’est infini. Muet. Les films fissionnent, fusionnent. Les séquences s’emballent. Je suis perdu dans un labyrinthe logique. Je me sens comme dans une perplexité sans fond. Noir 16 secondes.

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« J’ai chaussé sur la tête un casque muni d’électrodes humides. Pendant des heures, il vient d’enregistrer mes émotions et la manière dont se formule mon désir. »

© Phenomen, IP, 2019

« À partir de maintenant, tu dois te comporter comme si tu étais en 1968. Internet n’existe pas, le numérique non plus, pas de micro-ondes, pas de techno. »

Alexeï continue à me montrer des images, artefact, nature, humain, animal… Colline. Noir 15 secondes. Une table. Noir 14 secondes. Une poitrine de femme. Noir 16 secondes. Un loup empaillé. Noir 13 secondes. J’ouvre les yeux. Alexeï me regarde de près. Dans son labo, je suis installé sur son fauteuil médical en cuir blanc. J’ai chaussé sur la tête un casque muni d’électrodes humides. Pendant des heures, il vient d’enregistrer mes émotions et la manière dont se formule mon désir. AMBITION. Les métadonnées sont chargées. Machine learning en cours. Quinze heures plus tard, la Gush Machine est prête. Il change mon casque. Me pince la joue et je ne sens rien. « Celui-ci, c’est le casque de Dieu », articule Alexeï. C’est une sorte de bonnet de bain. « Ça marche ! Scout Toujours ! » Noir. À partir de maintenant, le montage est automatique, basé sur mes intentions. UTOPIA.

Je sens une présence à gauche. C’est Alexeï. Ses yeux me suivent, robotiques. Miroir. Une charmante femme me demande de me détendre. Elle me rase, me coupe les cheveux, me coiffe, me maquille. Je constate que je suis en costume gris-rose et que j’ai une cravate noire. Laser rouge. Un homme efféminé perché sur des échasses en métal tente de sauter d’une terrasse. Noir. Il joue de la musique industrielle dans une arène et fait le chat. Noir. Elle me souffle : « À partir de maintenant, tu dois te comporter comme si tu étais en 1968. Internet n’existe pas, le numérique non plus, pas de micro-ondes, pas de techno. »

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« Une charmante femme me demande de me détendre. Elle me rase, me coupe les cheveux, me coiffe, me maquille. »

© Phenomen, IP, 2019

Il m’explique que c’est grâce à cela que, dans le futur, il pourra me faire faire, par la pensée, un montage empathique et automatique : le film de rêve piloté par un casque.

Noir. Un homme en sodomise un autre, appuyé sur un lit superposé. Noir. Une femme et un homme font l’amour. Noir. Alexeï avance avec une impressionnante veste blanche à la Star Treck, suivi par des gens hyper-sérieux. Noir profond. Alexeï me secoue. « Ne me piège pas ! Ne t’endors pas. On continue. » Rave on. L’image saute. Je me lève de mon fauteuil de cobaye. ANIMAL. J’emprunte le couloir. Entend Christian. « Ça, c’est capitaliste tu vois. T’es capitaliste toi, non ? Assieds-toi ! » M’en colle deux, direct. ADDICTION. Elle est pure. Je trinque. Les barbus me saluent. Un shaman me fait un clin d’œil. Dans le salon, des jeunes se demandent où est le point névralgique de l’expérience. Ils se demandent s’ils sont au bon endroit. Ils me demandent si je suis payé pour être là. TRAHISON. « Je rêve, c’est tout ! C’est ici que ça se passe ! Tu connais les théories quantiques ? » Je me sens superfluide. Libre, en sécurité, je rêve lucide. Je sais que je sais. Je sais que je suis extérieur, de passage. Je sais que je vis une expérience.

Xavier Faltot et la statue de cire d’Alexeï Blinov
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Xavier Faltot et la statue de cire d’Alexeï Blinov

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Photo Xavier Faltot

Une porte s’ouvre, mes yeux aussi. Enfin, le docteur Alexeï Blinov m’accueille dans son bureau. PERFORMANCE. Je suis invité à dîner. « Il en a fallu du temps pour te voir ! » Étrangement, il y a des hublots où les gens parfois nous regardent. Il fait chaud. C’est stimulant. Il y a quelques traces de propagande, mais rien d’aliénant. Un gramophone portable, un piano, le cendrier du professeur Dau en forme d’escalier, déjà-vu. Je lui parle de la RÉVOLUTION estudiantine en France, à Paris, le baby boom, la libération sexuelle. Son assistante nous rejoint. C’est elle qui était sur la Vespa. Elle sourit et s’étend sur le lit. Nous électrise. Sur le tableau noir, Alexeï m’explique le fonctionnement d’un neurone, d’un réseau de neurones. Du perceptron aussi. Un algorithme d’apprentissage supervisé de classificateurs binaires. Il m’explique que c’est grâce à cela que, dans le futur, il pourra me faire faire, par la pensée, un montage empathique et automatique : le film de rêve piloté par un casque.

Statue de cire d’Alexeï Blinov
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Statue de cire d’Alexeï Blinov

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« J’ai PEUR, perdu dans l’espace-temps, dans un trou noir. Vision d’Alexeï mort, gisant en sang dans son bureau. »

Photo Xavier Faltot

Alina reprend une position verticale et me raconte ce rêve que font tous les Russes… Une histoire de viande. « Si tu la vois encore mangeable, c’est bon signe… » Je me demande comment un peuple peut bien partager le même rêve. Comment imposer la réalité d’un rêve à tous. On frappe à la porte du bureau. Mon amie nous rejoint. Elle apporte du vin de 1947 offert par son père. Divin. Montée alcoolique saisissante. ORGIE.

Sous terre, sous REJET et LUXURE, nous sommes dans les ténèbres. Le son est assourdissant. C’est un bruit de GUERRE, frénétique, industriel. Nous sommes au cœur de la ville, du cauchemar. J’ai PEUR, perdu dans l’espace-temps, dans un trou noir. Vision d’Alexeï mort, gisant en sang dans son bureau. Espoir, des gens qui font de la musique avec leur cerveau au sol, une voie lactée de bougies commence à nous éclairer. Nous prenons à droite un passage encore plus voûté. Mon guide me presse en avant. Tout droit. Je m’approche et tombe face au démon. Un visage effrayant fait de métal lourd. Forgé par le scrupule, le temps et la machine elle-même. « La vérité ! » fais-je sans écho. ANXIÉTÉ. LUXURE.

Dans un coin de mur, un garde grommèle une chanson litanique, comme envoûté, presque prostré. À sa droite, trois fauteuils équipés de haut-parleurs diffusent indéfiniment le son du gémissement d’une femme. Il craque complètement. SADISME. Après la MORALE, je trouve le « SEX bar ». Les basses y sont lourdes. Il y a des films pornographiques diffusés derrière le bar. Quelques filles coincées. Sur l’écran en face de moi, un homme se fait déféquer dans la bouche. INTIMITÉ. Horreur. Je me cache les yeux, un homme, qui jusque-là dormait sur une chaise à ma gauche, s’approche de moi : « Si tu veux vraiment voir, viens avec moi dans une cabine ». PRIVATION. Je ferme les yeux comme pour me réveiller. Sur ma droite, une trancheuse de boucher rouge métal à lame neuve. Miroir. Noir.

Sur l’écran devant moi défile une série de mots-clefs : HÉRITAGE. FUTURE. BODY. COMMUNISME. BRAIN. SCIENCE. HISTORY. AMBITION. UTOPIA. ANIMAL. ADDICTION. TRAHISON. PERFORMANCE. RÉVOLUTION. REJET. LUXURE. GUERRE. PEUR. ANXIÉTÉ. MORALE. SEX. PRIVATION. SUCCESS. INTIMITY. Noir.

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© Phenomen, IP, 2019 / Olympia Orlova

Je danse avec mes bras dehors sur un son acid-techno. C’est la fête dans l’immense théâtre en face de moi. Je reprends conscience de mon corps. Noir. Théâtre, terrasse, gens, sourire, laser rouge, taxi, avion, nuages, montagne, aéroport, taxi, ville, corbeau, corbeaux, feu rouge, feu vert, voiture, voiture, arbre, femme, merle, visage, taxi, bandes, immeubles, bus, banc, magasin, vent, soleil, nez, trottoir, digicode, doigt, porte, escalier, brosse à dents, mains, pantalon, lit. Un corps chaud bouge à mes côtés. Je me réveille chez moi. Je me pince. Je suis bien rentré. À côté du lit, sur le tapis, la diapositive de la scène de « fist » champêtre.

* Les mots en capitales correspondent à la signalétique murale de DAU

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Du 25 janvier au 17 février 2019

Théâtre de la Ville • 2 place du Châtelet, 75004 Paris

Centre Pompidou • Place Georges-Pompidou, 75004 Paris

https://www.dau.com/

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