Quand Bollywood fait son coming out lesbien

Avec une lesbienne pour héroïne, “Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga”, sorti début février en Inde, vient défier les comédies romantiques qui foisonnent parmi les quelque 2 000 films produits par an. Est-ce le signe d’une société plus tolérante ?

Par Ingrid Therwath

Publié le 02 mars 2019 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h00

Ek ladki ko dekha toh aisa laga », « Quand je vois une fille, ça me fait un effet fou »… Cet aveu, c’est celui que faisait le héros d’un film populaire de 1994 incarné par l’acteur Anil Kapoor dans une chanson romantique devenue culte. Depuis vingt-cinq ans, les Indiens entonnent souvent cet air qui dit « quand je vois une fille, je me sens comme une rose en train d’éclore, comme le rêve d’un poète, comme la couleur d’un rayon de soleil, comme un cerf dans une forêt, comme une nuit de pleine lune, comme un chuchotement, comme une bougie allumée  à l’intérieur d’un temple ».

Aujourd’hui, c’est Sonam Kapoor, la fille d’Anil Kapoor, qui se retrouve à l’affiche d’un film dont le titre est celui de la chanson tellement associée à son père… Un hommage bien sûr, mais aussi une façon de mesurer à quel point les choses peuvent changer d’une génération à l’autre. En effet, cette fois, la référence n’est pas à l’amour d’un homme pour les femmes, mais à l’amour qu’une femme éprouve pour d’autres femmes. Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga est en effet la toute première grosse production de Bollywood qui a une lesbienne pour héroïne.

Près de 2 000 films sortent tous les ans des studios de Bombay, soit plus du double de la production hollywoodienne. Si l’appellation Bollywood recouvre en réalité différents genres, le plus connu, notamment à l’étranger, est la comédie musicale romantique. Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga entre dans cette catégorie et obéit aux mêmes schémas, suit exactement le même arc narratif que tous les autres films de ce type. Les spectateurs sont donc en terrain connu puisque, comme dans tout Bollywood digne de ce nom, la première partie du film est consacrée au dévoilement d’un amour impossible et la deuxième partie à la réconciliation entre les aspirations individuelles des amoureux et les exigences collectives de leurs familles.

Durant toute la première partie de Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga, dont l’action se situe à Moga, une petite ville rurale de l’Etat du Pendjab, l’héroïne, Sweety, répète « je ne rencontrerai jamais l’amour. Je resterai toujours seule ». Son père se méprend. Il pense qu’elle veut partir étudier à Londres et ne se montre pas intéressée par les soupirants dénichés par sa famille car elle est amoureuse de Sahil Mirza, un musulman. Un amour impossible puisque Sweety est hindoue. Qu’à cela ne tienne, le papa, traditionnel mais aimant, accepte que sa fille fasse un mariage inter-religieux.

Le quiproquo est levé juste avant l’entracte quand Sweety explique à Sahil qu’elle est lesbienne. En larmes, elle lui lance : « C’est fou. Tout le monde est obsédé par l’idée de me marier. Est-il vraiment nécessaire que je sois amoureuse d’un garçon ? Je suis amoureuse d’une fille ! ». C’est là le tout premier coming out lesbien de l’histoire du cinéma indien. Face à cette révélation, Sahil éclate de rire. Dans les salles, les spectateurs font comme lui. Les rires sont tantôt gras tantôt gênés. L’entracte tombe à point… Quand le film reprend, des flashbacks sur l’adolescence de Sweety montrent le harcèlement dont elle a été victime à l’école en raison de son orientation sexuelle, un sujet jamais évoqué dans les films grand public. Lors de la dernière scène qui dure tout de même 20 minutes, le père de Sweety, une fois le choc surmonté, accepte enfin sa fille en lui disant : « Finalement, tu es comme moi. Moi aussi j’aime les femmes ». Cette fois, plus personne ne rit.

Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga oscille de façon maladroite entre un ton léger et un pathos assumé. Les chansons et les scènes de danse tombent un peu à plat. L’outing, c’est à dire le fait de révéler l’homosexualité d’une personne à sa place, n’est pas remis en question, alors que Sweety en est la cible à deux reprises. L’aspect charnel de la relation entre Sweety et Kuhu est complètement éludé et remplacé par de chastes étreintes. Pour autant, ce film marque un grand progrès. Non seulement parce qu’on y voit une lesbienne qui finit par être acceptée par sa famille, une femme qui après s’être fait couper la parole pendant tout le film arrive à affirmer « je vais parler, je ne me tairais plus », mais aussi parce qu’il aborde la question de l’homophobie, de la honte et des barrières sociales.

Bien des films ces dernières années ont évoqué, il est vrai, l’homosexualité, mais elle est généralement masculine, caricaturale et cantonnée à des personnages secondaires en proie au ridicule. Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga change donc la donne et ce n’est certainement pas un hasard si on doit le script de ce film de 2h20 à Gazal Dhaliwal, une scénariste transgenre, qui dit s’être inspirée de sa propre expérience. Quelques films comme le terriblement homophobe Girlfriend (2004) ou plus récemment Dedh Ishqiya (2014) mettaient tout de même en scène des lesbiennes, mais celui qui reste gravé dans les mémoires est Fire (1996), qui n’est pas un film de Bollywood mais un film d’auteur. Fire montrait l’amour entre deux femmes, mais leur homosexualité était largement expliquée comme un refuge face à des maris odieux et maltraitants. Malgré tout, l’extrême droite hindoue avait hurlé au scandale et plusieurs cinémas de Bombay avaient été incendiés. Le film, qui avait obtenu le premier certificat de censure indispensable à toute commercialisation, avait dû repasser sous les ciseaux des censeurs avant de pouvoir être diffusé à nouveau.

Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga est sorti le 1er février 2019 en Inde, deux semaines avant la Saint-Valentin, date que choisissent depuis de nombreuses années les extrémistes hindous pour attaquer physiquement les couples s’affichant dans l’espace public au nom d’une tradition indienne largement fantasmée. Le film est surtout sorti moins de six mois après la dépénalisation de l’homosexualité en Inde par la Cour Suprême le 6 septembre 2018. Jusqu’à cette date, l’article 377 du code pénal, datant de 1861 et hérité de la colonisation britannique, stipulait que « les relations contre-nature » (comprendre la sodomie donc l’homosexualité masculine, mais par extension l’homosexualité féminine également) étaient passibles d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à la perpétuité. La révocation de l’article 377 est due moins à une évolution politique qu’au combat mené depuis plus de 25 ans par des militant.e.s, dont de nombreux avotat.e.s LGBT.

Le fait même que Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga puisse avoir été filmé avec de gros moyens et des têtes d’affiches très connues, puis distribué sans heurts, est sans doute le signe d’une évolution profonde des débats publics sur l’homosexualité et un grand pas pour la visibilité lesbienne dans un pays où la sexualité est tabou et a fortiori celle des femmes et des minorités sexuelles. L’Académie des Oscars, aux Etats-Unis, ne s’y est d’ailleurs pas trompée et a demandé à conserver dans sa bibliothèque un exemplaire du scénario. La bande annonce du film a été visionnée plus de 10 millions de fois dès le jour de sa diffusion en ligne le 27 décembre. Le hashtag #LetLoveBe (Laisse l’amour faire / Laisse l’amour tranquille) lancé pour faire la promotion du film sur les réseaux sociaux a rencontré un très grand succès et pourrait même « être le slogan de l’année » d’après le quotidien The Hindu.

Certes, les résultats au box office sont pour l’instant mitigés et Ek Ladki Ko Dekha Toh Aisa Laga ne deviendra certainement pas un classique de Bollywood. Et pourtant, ce film est remarquable car il fait bien plus que tendre un miroir à la société indienne : il permettra sans doute que, de Bombay à Londres en passant par les bourgades de province comme Moga, des jeunes lesbiennes aient un peu moins peur d’être rejetées et puissent chanter « Quand je vois une fille, ça me fait un effet fou »…

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