L'espace : un milieu toujours plus conflictuel et encombré

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L'espace : un milieu toujours plus conflictuel et encombré

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Le lancement de la fusée Soyouz MS-10 de Baikonur le 11 octobre 2018
Le lancement de la fusée Soyouz MS-10 de Baikonur le 11 octobre 2018
© Getty - Sergei Savostyanov\TASS via Getty Images

Repères. Le prochain déploiement de gigantesques constellations de satellites bouleverse l’équilibre qui existait dans l’espace. Ce milieu autrefois sanctuarisé devient de plus en plus encombré et les grandes puissances s’y confrontent sans réussir à se concerter.

Dans l’espace, l’avenir est aux "constellations" : des flottes de milliers de satellites lancés par quelques sociétés privées qui s’apprêtent à bouleverser l’équilibre qui existait là-haut. Ce nouvel âge spatial a déjà commencé : le 27 février, une fusée Soyouz a décollé de Kourou pour placer six petits satellites de télécommunication en orbite, premiers éléments d'une flotte de 900 appareils lancés par la société OneWeb. A l’avenir, l’espace sera de plus en plus encombré et les technologies déployées vont flirter de plus en plus entre le civil et le militaire. Face à cela, les grandes puissances peinent à s’accorder sur des règles communes et l’espace risque de devenir un milieu comme les autres : militarisé.
Extrait ci-dessous du journal de 8 heures de Clara Lecocq-Reale du 28 février 2019 :

Quid du projet américain OneWeb et des satellites de plus en plus nombreux dans l'espace. Précisions de Catherine Petillon et Christophe Bonnal (CNES)

2 min

L’inflation galopante du nombre de satellites

“Près de 8 000 satellites ont été envoyés dans l’espace depuis Spoutnik en 1957”, explique Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique et auteur d’un livre sur le sujet, Le nouvel âge spatial (CNRS Edition, 2017), “aujourd’hui, on estime que 1 800 sont opérationnels”. Des chiffres impressionnants mais qui ne pèsent pas grand chose à côté des projets actuellement en préparation : car dans un futur proche, une poignée de sociétés privées promettent d’envoyer plus de satellites dans l’espace que toute l’humanité en 60 ans d’histoire spatiale.

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Les projets sont connus : OneWeb a prévu de lancer 900 satellites, SpaceX table sur 11 000, Boeing part plutôt sur 1 500 tandis que Samsung veut en envoyer entre 4 000 et 6 000. Ces programmes illustrent le bouleversement en cours dans l’espace où les acteurs publics cèdent de plus en plus de place aux opérateurs privés. Ces derniers se lancent dans deux secteurs prometteurs : les télécommunications - offrir une couverture Internet globale, y compris dans les zones actuellement non desservies - et les technologies d’observation (imagerie et renseignement).

Cette évolution est rendue possible car les coûts de production des satellites sont en perpétuelle diminution. L’heure est aujourd’hui aux minisatellites et autres “CubeSat” : un CubeSat n’est pas très encombrant, c’est un cube de 10 cm de côté et certaines sociétés annoncent pouvoir en fabriquer une quinzaine par semaine. C’est le cas de Greg Wyler, le millionnaire à la tête de OneWeb, qui s’est associé à Arianespace et à Airbus pour son projet. 

Kalam Sat est considéré comme étant le plus petit satellite du monde : il pèse 64 grammes et mesure 3,8 cm de côté. Il s'agit d'un satellite de télécommunication lancé par l'Inde en janvier 2019.
Kalam Sat est considéré comme étant le plus petit satellite du monde : il pèse 64 grammes et mesure 3,8 cm de côté. Il s'agit d'un satellite de télécommunication lancé par l'Inde en janvier 2019.
© Getty - Pallava Bagla / Corbis News

En jargon aérospatiale, le CubeSat a même donné naissance à une nouvelle unité de mesure : 1 u (pour “une unité”). “On voit beaucoup de satellites qui mesurent ‘3 u.’”, précise Xavier Pasco, “c’est la taille d’une boîte à chaussures. Aujourd’hui, ces petits satellites affichent des performances remarquables ! Une société comme Planet, qui fait de l’imagerie, vend des images du sol avec 3 m de précision alors que ses satellites évoluent à une altitude entre 450 et 700 km. Cette société californienne assure qu’elle pourrait en fabriquer jusqu’à quarante par semaine !” En terme de prix, ces minisatellites sont infiniment moins chers et bien plus faciles à lancer que les gros satellites géostationnaires, qui pèsent plusieurs tonnes, coûtent des millions de dollars et prennent deux ans à fabriquer (mais la précision de leurs images peut atteindre quelques dizaines de centimètres).

Des technologies qui portent en germe des applications militaires

La particularité de tous ces futurs systèmes spatiaux est qu’ils vont se partager un espace commun : l’orbite basse de notre planète, à moins de 2 000 km d’altitude. Or, cet afflux de nouveaux arrivants impose de développer de nouveaux outils afin d’entretenir, de réparer et in fine de retirer tous ces satellites. “Pour que tous ces engins puissent fonctionner, il faut inventer un système de nettoyage, de réparation et de retrait”, explique Xavier Pasco. “Mais c’est compliqué ! Car avoir une capacité à intervenir sur un satellite s’apparente beaucoup au développement d’un système anti satellite."

Aujourd’hui, les grandes puissances se soupçonnent mutuellement de développer des systèmes militaires qui pourraient intervenir sur le satellite du voisin. On assiste à des expérimentations où l’on voit des satellites qui se mettent à bouger, à changer d’orbite, à tourner autour d’un autre satellite, à le toucher, etc. Dans les enceintes internationales, les gens s’accusent d’attiser les tensions dans l’espace.                                
Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique.

Pour tenter de réguler les activités spatiales, plusieurs initiatives ont été prises. La plus ancienne date de 1967 : le traité de l’espace a été signé cette année là. En pleine guerre froide, les pays signataires (dont les Etats-Unis et l’URSS) se sont entendus pour interdire la mise en orbite d’armes de destruction massive (ADM) - les Américains et les Russes ayant pris le temps juste avant de mener des essais nucléaires extra atmosphériques. “Mais en dehors de ce traité, qui n’est pas très restrictif, tout est permis ou presque dans l’espace”, explique Xavier Pasco, “y compris des satellites ‘manœuvrants’, des satellites civils mais qui pourraient se transformer en arme s’ils percutaient un autre appareil.”

En matière de régulation, il existe deux enceintes internationales où les pays peuvent discuter : le Comité des Nations unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique, qui se réunit à Vienne, et la Conférence du désarmement, qui se réunit à Genève. Dans ces deux instances, les discussions sont bloquées : “À Vienne, certains pays refusent d’aborder le sujet de la régulation des satellites manœuvrants car ils estiment qu’il s’agit d’un système militaire, qui devrait être discuté à la Conférence du désarmement, à Genève. Mais dans cette même enceinte, les discussions sont à l’arrêt depuis 2008, faute de consensus entre les nations”.

En 2008, l’UE avait bien tenté de pousser pour l’adoption d’un code de bonne conduite, non contraignant, pour les utilisateurs de l’espace mais le texte n’a jamais réussi à rallier tous les pays. Aujourd’hui, la Chine et la Russie défendent l’adoption d’un nouveau traité de l’espace qui interdirait la mise en orbite d’armes. Mais les Etats-Unis et l’Europe s’y opposent car ils estiment que ce traité serait invérifiable. Washington voudrait aussi que le texte prenne en compte les armes non déployées dans l’espace, comme les missiles anti satellites, qui sont aujourd’hui l’arme de prédilection pour neutraliser un appareil en orbite. En 2007, la Chine avait d’ailleurs testé la destruction d’un de ses satellites par un missile lancé du sol : l’affaire avait fait scandale car la collision avait créé une nuée de débris très dangereux pour tous les systèmes spatiaux. Les Américains prennent la chose très au sérieux car ils détiennent plus de la moitié des satellites actuellement opérationnels. Depuis 2019, le club des pays destructeurs de satellites compte d'ailleurs un quatrième membre : l'Inde, qui a tiré un missile contre un satellite qui évoluait à 300 km d'altitude. Un message sans doute adressé au Pakistan, dont les ogives nucléaires menacent le territoire indien.

L’espace : un milieu de plus en plus désanctuarisé

“Aujourd’hui, le projet de code de conduite est complètement gelé”, explique Xavier Pasco. “Le seul document commun qui régule les activités spatiales a été produit par un groupe d’experts gouvernementaux créé sous l’égide de l’ONU et qui a produit son premier texte en 2013, il reprend pour une bonne part ce que proposait l’UE. Actuellement, ce groupe travaille à un texte plus approfondi, on l’appelle le ‘groupe des experts travaillant sur des mesures pratiques supplémentaires afin de prévenir une course aux armes dans l’espace’”.

En dehors de cela, il n’existe qu’une seule gouvernance mondiale : l’UIT. L’Union internationale des télécommunications qui attribue des fréquences aux opérateurs de satellites de télécoms et qui peut aussi arbitrer lorsque deux opérateurs demandent deux orbites trop proches. 

“Il faut bien comprendre que l’espace est en train de se désanctuariser”, poursuit Xavier Pasco. “Pendant la guerre froide, les satellites étaient la condition de fonctionnement de la dissuasion nucléaire : ils servaient à s’observer mutuellement et personne n’avait intérêt à ébranler cela. Mais à partir du moment où les Américains ont commencé utiliser leur satellites pour mener leurs opérations militaires (communication, observation…), ces systèmes sont devenus des cibles potentielles dans l’esprit des stratèges. On est alors sorti de la relation régulatrice du nucléaire qui sanctuarisait l’espace”.

Dans l’esprit des militaires, et notamment de la France, l’espace extra-atmosphérique devient un milieu comme un autre, comme le cyber, où il est désormais envisageable de mener des opérations militaires, et “cela est tout à fait nouveau”, conclut Xavier Pasco.