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Musées « instagrammables » : royaumes du selfie… et du plagiat

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Publié le , mis à jour le
De New York à Los Angeles, en passant par Barcelone et Budapest, une nouvelle génération de musées a vu le jour. Surfant sur le potentiel viral des photos d’installations immersives sur le réseau social Instagram, ces lieux érigent le selfie et le plagiat au rang d’art.
Vue de la Color Factory à New York
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Vue de la Color Factory à New York

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© Color Factory

Dimanche 1er avril 2018. Dans la banlieue de Los Angeles, à Glendale, on inaugure un nouveau musée. Pourtant, aucun artiste, aucun commissaire d’exposition ne se profile à l’horizon. Les critiques d’art non plus n’ont pas fait le déplacement. Car, dans ce musée, nulle œuvre n’est exposée, conservée et encore moins restaurée… Il n’y a évidemment pas d’audioguide non plus. Au Museum of Selfies, la visite s’effectue le smartphone à la main (ou au bout d’une perche gracieusement prêtée par le musée), la caméra frontale prête à capturer les plus beaux portraits ou, plutôt, votre plus beau portrait. Dédié à la « science, l’art et la culture de la représentation de soi » (sic), le lieu rassemble des artefacts au kistch et à l’anachronisme assumés : par ici un trône de perches à selfies façon « trône de fer », par là le célèbre Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh détourné, comme si le peintre se photographiait face à un miroir.

Le Museum of Selfies à Los Angeles
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Le Museum of Selfies à Los Angeles

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© Museum of Selfies

Tout d’abord conçu comme un musée éphémère, le Museum of Selfies a ouvert de façon pérenne sur Hollywood Boulevard et son Walk of Fame, où les plus grandes stars ont leur nom gravé sur le trottoir pour la postérité. Le concept du lieu, lui, reste inchangé : se mettre dans la peau de célébrités d’Instagram ou incarner la « future Kim Kardashian » (sic). Exit les références à l’histoire de l’art de son ancêtre, le nouveau musée du selfie assume pleinement sa vocation narcissique. Ainsi peut-on prendre la pose brandissant un oscar dans les décors en carton-pâte de la vraie-fausse cérémonie des « selfie awards », ou plongeant tête la première dans une piscine à boules-emoji (réseaux sociaux obligent). Le but ? S’amuser et, surtout, inonder Instagram des clichés pris lors de sa visite.

Lancé en 2010 et racheté deux ans plus tard par Facebook, Instagram et son milliard d’utilisateurs figurent en quatrième position dans le top 10 des réseaux sociaux mondiaux. Le réseau, où les influenceurs règnent en maîtres, est devenu une source d’inspiration pour bon nombre d’utilisateurs qui y trouvent notamment des idées pour leurs futurs voyages et sorties culturelles. S’est donc peu à peu développée une forme de « tourisme instagrammable » avec ses lieux et ses musées incontournables. Les musées ont d’ailleurs eux aussi réussi à y fédérer de solides communautés, invitant leurs followers à participer à toutes sortes de concours photos. En 2014 était lancé le #MuseumSelfieDay, la journée mondiale du selfie dans les musées (tous les 16 janvier).

Toutefois, pas besoin d’être un influenceur et de gagner la ô combien précieuse certification Instagram pour être gagné par la fièvre du like et le goût de la mise en scène, surtout lorsque, dans les musées, certaines œuvres d’art s’avèrent particulièrement instragrammables… Ainsi, quelques artistes (dont certains ne sont même pas inscrits sur le réseau social) sont devenus de véritables « stars » d’Instagram, comme Carsten Höller et son installation Upside Down à la fondation Prada ou encore Ugo Rondinone. Mais la reine incontestée reste Yayoi Kusama, dont les installations aussi monumentales que psychédéliques inspirent aux visiteurs de musées les meilleurs selfies. Lors de l’ouverture de l’exposition consacrée à la collection Courtauld à la fondation Louis Vuitton en février dernier, il fallait d’ailleurs patienter plus de trente minutes avant de pouvoir pénétrer dans l’Infinity Mirror Room de l’artiste qui appartient à l’institution !

Andy Warhol l’affirmait tel un prophète en 1968, dans le catalogue d’une exposition au Moderna Museet de Stockholm : « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale. » Ainsi, surfant sur les rêves de gloire (ou les troubles narcissiques, selon où l’on place le curseur) et le potentiel viral sur Instagram d’installations artistiques immersives, des « musées » instagrammables, à l’image du Museum of Selfies, ont vu le jour aux États-Unis, en Asie et en Europe.

Une salle du Museum of Ice Cream à San Francisco
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Une salle du Museum of Ice Cream à San Francisco

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© Patricia Chang / Museum of Ice Cream

À San Francisco, un musée entièrement consacré à la crème glacée (le MoIC – Museum of Ice Cream) invite les visiteurs à se mettre en scène dans des piscines de bonbons ou encore chevauchant des licornes. Sans surprise, on y apprend plus sur son meilleur profil que sur l’histoire des cônes glacés… Le tout pour la modique somme de 38 dollars ! Et le concept fait des émules : le « musée » a ouvert des antennes à New York, Los Angeles et Miami, tandis que, sur Instagram, 185 000 publications mentionnent le hashtag #museumoficecream. Même principe à la Color Factory à New York, attraction à selfie (ou « installation interactive inspirée des rues de New York » selon le site Internet) consacrée aux couleurs, dont certaines salles aux murs rayés semblent inspirées de Daniel Buren ou de Sol Lewitt. Entre pur divertissement et exposition d’art contemporain, le lieu sème le trouble. Car si contrairement aux exemples précédents il ne se qualifie pas de « musée », il use et abuse de termes comme « exposition » ou encore « installation site specific ». La Color Factory a aussi collaboré avec des architectes et des artistes et s’est associée au Smithsonian Design Museum…

L’assimilation au milieu de l’art, en particulier contemporain, ne s’arrête pas là. Au début de l’année 2018, Rabbit Town à Bandung, en Indonésie, est pointé du doigt par la presse tandis que certains internautes crient au plagiat sur les réseaux sociaux. En cause, deux installations qui ressemblent à s’y méprendre aux œuvres de deux monstres sacrés de l’art contemporain : Chris Burden et Yayoi Kusama. À l’entrée, les visiteurs se pressent en effet sous des rangées de réverbères, une installation intitulée Love Light, qui rappelle étrangement Urban Light de l’Américain. À l’intérieur, quand les visiteurs ne sont pas invités à nourrir des lapins (l’autre attraction du lieu), ils peuvent coller des petits stickers ronds et colorés dans une pièce blanche. Le processus comme le résultat final plagie la fameuse Obliteration Room de Yayoi Kusama… Face à l’indignation générale, Rabbit Town a fermé son site et supprimé son compte Instagram mais il accueille encore les visiteurs.

Alors qu’à Budapest, le Museum of Sweets & Selfies a récemment ouvert ses portes, Barcelone a elle aussi accueilli son « musée pop up » (et donc éphémère), spécialement conçu pour des selfies Instagram. Baptisé Colorama, il plagiait lui aussi ouvertement une Infinite Mirror Room de Yayoi Kusama. Si la France semble pour l’instant avoir échappé à un musée du selfie, son actualité culturelle récente a toutefois démontré un engouement singulier pour les expériences immersives et instagrammables : il suffit de se reporter au nombre de publications associées aux hashtags #teamlab (La Villette avait accueilli l’expérience immersive « Au-delà des limites » au printemps 2018) et #atelierdeslumières pour s’en rendre compte. Un phénomène qui tend à faire passer l’expérience artistique au second plan, écrasée par la toute puissance de l’image et des réseaux sociaux. La société du spectacle dans toute sa splendeur… Instragrammable, évidemment !

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Museum of Selfies

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Color Factory

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Museum of Sweets & Selfies

Retrouvez dans l’Encyclo : Yayoi Kusama

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