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Libération
Reportage

Mine : dans l’Aude, «un environnement dévasté et une population malade»

Après quatre-vingt-dix ans d’extractions en tout genre sur la Montagne noire, le sol de la vallée de l’Orbiel est ravagé par l’arsenic, le soufre, le plomb… et les récentes intempéries ont aggravé la situation.
par Sarah Finger, envoyée spéciale à Salsigne (Aude)
publié le 3 mars 2019 à 20h06

Le panorama est superbe. Noyés dans des tons de brun, des vallons en pente douce épousent de gracieuses collines parsemées d'arbustes et de genêts. Mais Frédéric Ogé balaie ce paysage d'un regard sombre. «Vous voyez cette colline ? Eh bien ce n'en est pas une. C'est l'Artus, une zone de stockage qui abrite 10,5 millions de tonnes de résidus de minerai, dont 500 000 tonnes de produits toxiques. Là, c'est Montredon : 2,5 millions de tonnes de résidus et encore 500 000 tonnes de produits toxiques. Là-bas, il y avait une vallée autrefois. Maintenant, c'est un tas de merdes polluées haut de 70 mètres…» Ancien chercheur au CNRS, spécialiste des sols pollués, Frédéric Ogé connaît la zone sur le bout des doigts. Il faut dire qu'il est ici à son affaire : en termes de sols pollués, ceux de Salsigne battent des records, après quatre-vingt-dix années d'exploitation minière. «Les terribles crues qui ont noyé cette zone le 15 octobre n'ont rien arrangé, affirme le scientifique. Des sédiments chargés d'arsenic, de soufre, de cobalt, de manganèse, de plomb ou encore de cyanure se sont déposés partout dans la vallée. Un véritable effet cocktail sur lequel aucun chercheur ne s'est encore penché.»

«Martyre»

Mêmes inquiétudes au sein de l'association Gratte Papiers, qui lutte depuis dix ans contre l'opacité qui entoure la gestion de ce site pollué. «Les intempéries d'octobre ont charrié un flux d'arsenic et de métaux lourds depuis Salsigne jusqu'aux villages en aval, explique le président de Gratte Papiers, François Espuche. Le risque est tel que sur ordre d'un élu, tous les meubles et jouets de l'école maternelle de Conques-sur-Orbiel, située à 10 kilomètres de Salsigne, ont été jetés après l'inondation, de peur que les enfants soient contaminés !» Gratte Papiers vient tout juste de déposer un recours au tribunal administratif, pointant l'inefficacité d'une station de traitement des eaux implantée en aval de l'ancienne mine. Une énième action en justice qui entend, comme les précédentes, «dénoncer la gestion calamiteuse par les pouvoirs publics de l'après-mine à Salsigne, devenue une vallée martyre».

Sur ce site de 200 kilomètres carrés planté en pleine Montagne noire, au nord de Carcassonne, ont été extraites 830 000 tonnes de matériaux : argent, bismuth, arsenic, cuivre, acide sulfurique, soufre… Et, surtout, de l’or : Salsigne fut jadis la plus grande mine d’or d’Europe. Mais ici, point de pépite : il fallait broyer et concasser une tonne de minerai pour récupérer 7 à 8 grammes d’or… Et 40 kilogrammes d’arsenic, les deux étant géologiquement liés. Salsigne devint ainsi le premier producteur mondial d’arsenic. Et durant un siècle, sûrs de tenir le bon filon, les exploitants se sont succédé sur le site, entraînant l’anarchie dans la gestion des déchets et de la pollution.

L'activité minière a cessé en 2004. Mais pas les problèmes de pollution. La masse totale de résidus pollués est officiellement estimée à 11,6 millions de tonnes. Pour l'association Gratte Papiers, ce sont plutôt 15 millions de tonnes de minerais et déchets toxiques qui seraient stockés là. Et quand on demande à François Espuche si cette pollution a engendré des morts prématurées dans la vallée, la réponse tombe comme un couperet : «Promenez-vous dans les cimetières alentour et regardez les âges sur les tombes… En 2002, un documentaire mettait en scène une trentaine de mineurs qui travaillaient ici. Depuis, tous sont morts, sauf deux. Certains n'avaient qu'une trentaine d'années.» Ce qui révolte cet ancien menuisier, c'est que les exploitants du site n'ont jamais payé pour la pollution engendrée. Certains l'ont même aggravée, dit-il : «Dans les années 90, des dizaines de milliers de tonnes de matériaux pollués et toxiques ont été amenées à Salsigne.»

«Nez percés»

Max Brail, maire depuis trente ans du village de Lastours, situé tout près de Salsigne, a passé vingt ans dans ces mines. Il confirme : «Pendant trois ans, on a incinéré tout et n'importe quoi : des circuits imprimés, les anciens décodeurs de Canal +, des pots de peinture, des piles au lithium et au cadmium, et des choses dont on ne connaissait pas la composition… Tout partait tel quel dans le four.» Brail dit avoir perdu sa place à la mine après avoir dénoncé ces pollutions et les effets. Il fait partie de ceux qu'on surnomme «la tribu des nez percés» : «J'ai la cloison nasale perforée, comme 70 % des mineurs qui ont travaillé dans le soufre et l'arsenic. Beaucoup de mes anciens collègues sont morts prématurément. Aujourd'hui on se bat pour rappeler qu'il y a toujours des risques. Il faut reconnaître la réalité. On en sortira grandi.»

La réalité : à Salsigne, on ne dépollue pas, on confine les terres polluées sur le site. Au bas mot, 41 millions d'euros ont déjà été dépensés par l'Etat pour l'aménager et le sécuriser. Mais ces sommes colossales n'ont pas suffi : la zone de stockage de Montredon présente des défauts d'étanchéité. Les eaux de pluie pénètrent dans les résidus pollués et se chargent d'arsenic avant de rejoindre la rivière Orbiel. En 2004, l'Ademe estimait qu'environ 2,5 tonnes d'arsenic se déversaient chaque année dans l'Orbiel. Aujourd'hui, ces eaux présentent à certains endroits une concentration moyenne en arsenic de 600 microgrammes, soit 60 fois plus que le seuil de potabilité. La pollution des cours d'eau fait partie du paysage : au cœur du village de Salsigne coule un ruisseau tellement chargé d'une substance blanchâtre et visqueuse que les habitants l'ont surnommé «la source à Pastis»«Depuis l'arrêt de la mine, la pollution est surtout hydraulique, résume Guy Augé, viticulteur et président de l'association des riverains de Salsigne. Les eaux passent sur des sols pollués et la pollution se répand dans toute la plaine. On a demandé des études sanitaires pour savoir quelles étaient les répercussions sur notre santé. Mais c'est comme écrire au père Noël.»

«Exploitation»

Des enquêtes épidémiologiques réalisées en 1998 ont pointé un excès de cancers respiratoires chez les hommes et de cancers digestifs chez les femmes dans la vallée de l'Orbiel, ainsi qu'une surexposition à l'arsenic. Depuis, plus rien. Désireuse de mener une nouvelle enquête, l'agence régionale de santé a saisi l'InVS (1) en 2014, en vain. A la suite des inondations d'octobre, une nouvelle campagne d'échantillonnage doit être menée d'ici quelques semaines dans la vallée. Pilotée par la préfecture de l'Aude, elle devrait permettre d'en savoir plus sur les concentrations en arsenic dans les sols et les végétaux cultivés dans les potagers. Une perspective qui ne semble toutefois pas inquiéter les autorités sanitaires. «Les risques liés à l'arsenic s'inscrivent dans le long terme : quinze, vingt, ou trente ans… Il n'y a pas de danger aigu pour la population», estime le docteur Marie-Pierre Allié, médecin inspecteur à l'agence régionale de santé Occitanie. Nettement plus alarmiste, le quotidien la Dépêche titrait le 18 décembre, après avoir commandé ses propres analyses : «Des doses d'arsenic 1 000 fois supérieures à la moyenne dans la terre de la vallée de l'Orbiel.»

En attendant les résultats de l'enquête officielle, les mêmes recommandations sanitaires sont en vigueur depuis 1998 : se protéger puis se laver soigneusement les mains après avoir travaillé ou joué à l'extérieur. Laver fréquemment les sols des maisons avec une serpillière. Ne pas utiliser l'eau des puits privés, ne pas consommer les escargots ou les plantes aromatiques ramassés dans la vallée, ni les légumes feuilles des jardins potagers irrigués par les eaux de l'Orbiel… «Mais il y a encore des irréductibles qui veulent se suicider en mangeant leurs salades, ironise Guy Augé, qui raconte avoir déposé une plainte pour empoisonnement en 2005, laquelle n'a jamais abouti. «La mine, c'est une exploitation coloniale, dénonce-t-il. Les industriels ont pris l'or, et ils nous ont laissé un environnement dévasté et une population malade.» Frédéric Ogé, l'ancien chercheur au CNRS, n'en finit pas de scruter ce paysage dont il connaît chaque contour et chaque danger. «Regardez, soupire-t-il, rien n'est clôturé. Il y a déjà eu des raves sur ces amas d'arsenic et de déchets toxiques. Demain, des gens viendront y pique-niquer, ou faire du quad… Rien ici ne dit, ni ne laisse même entrevoir, ce qui se cache sous terre.»

(1) Institut de veille sanitaire. Il a été remplacé depuis 2016 par l'Agence nationale de santé publique.

Après l’orage

Le 15 octobre, de terribles inondations touchent le département de l'Aude, en particulier le secteur de Carcassonne, et font quinze morts. Dans la commune de Salsigne, l'eau et le téléphone sont coupés, des ponts sont détruits ; les dégâts sur les infrastructures publiques sont estimés à environ 725 000 euros hors bâtiments municipaux. Sur l'ancien site minier, la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) constate plusieurs «ravinements» ainsi que des «dépôts de terres ou sédiments déplacés par la crue», mais soutient que dans l'Orbiel, les concentrations en arsenic sont«similaires aux années précédentes». Une affirmation fortement contestée par les associations de riverains. A noter que cette polémique est évoquée dans l'enquête «Inondations dans l'Aude : la difficile reconstruction» diffusée mercredi soir dans Pièces à conviction,sur France 3.

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