Reportage

Mort de deux jeunes à Grenoble : «Il y a un sentiment d’injustice et d’impuissance»

Après la mort samedi de deux jeunes de la cité, poursuivis par la BAC alors qu'ils roulaient sans casque en scooter, les habitants du quartier Mistral ne cachent pas leur méfiance à l'égard de la police, et leur tristesse, immense.
par François Carrel, correspondant à Grenoble
publié le 4 mars 2019 à 19h23

Le quartier Mistral, cité populaire de Grenoble, retient son souffle après deux soirées de confrontations violentes entre jeunes et forces de l'ordre (1), samedi et dimanche, émaillées de destructions de mobilier urbain, d'incendies de poubelles, de véhicules et de deux bâtiments, notamment celui d'un institut régional de formation de la Croix-Rouge dont le rez-de-chaussée a été ravagé par les flammes. Ces échauffourées ont éclaté après la mort de deux jeunes hommes, âgés de 17 et 19 ans et originaires de Mistral, dans un accident survenu samedi en début de soirée, sur l'une des entrées autoroutières de Grenoble, non loin du quartier. Les deux jeunes, sans casques ni phares sur un scooter de 125 cm3 sans plaque, étaient poursuivis par une voiture de la brigade anticriminalité (BAC), gyrophare allumé. Le rodéo a débuté dans les rues de Mistral et s'est poursuivi sur une courte portion d'autoroute. Il n'aura duré qu'un kilomètre et demi avant l'accident mortel.

«C’était des gentils»

Ce lundi après-midi, au centre du quartier, tout a été nettoyé. Il ne subsiste que les traces des incendies, une odeur de brûlé tenace et de grandes inscriptions à la peinture sur le sol et les palissades du chantier de réfection d’un grand HLM. On peut lire «que justice soit rendue», «police assassin»… Sur la place centrale, trois dizaines d’hommes sont rassemblés, jeunes pour la plupart, graves, tendus. Ils sont rejoints par un autre homme, sans doute un proche de l’un des deux jeunes. Il est longuement entouré, embrassé. L’accueil réservé par le groupe au journaliste est courtois, poli, mais terriblement méfiant et tendu. La parole, longue à venir, est collective, contrôlée et lapidaire, avec la certitude qu’elle sera de toute façon déformée.

Le récit du drame donné dimanche soir par le procureur de Grenoble Eric Vaillant – le scooter a été projeté contre le parapet d'un pont en tentant de doubler par la droite un autocar, alors que les policiers étaient «à bonne distance» – est sérieusement mis en doute : «La version de la police est très floue. Le scooter a en fait été tamponné par la Bac», assure l'un des jeunes, s'appuyant sur les réseaux sociaux qui bruissent de rumeurs, autour d'une photo en particulier qui montre une éraflure sur l'avant de la voiture de la Bac qui menait la poursuite. «Avant la colère, il y a la souffrance. Et la soif de justice», poursuit l'un d'eux. Tous condamnent la poursuite menée par la BAC : «Il faut arrêter de croire que ces deux jeunes étaient des dealers, des braqueurs. Ces deux petits se sont fait courser comme des rats, un samedi soir. C'était quoi leur faute, un défaut de casque ?» Ici, la Bac a mauvaise réputation, accusée de venir très régulièrement «faire de la provocation». «Ces deux-là, c'était des gentils, l'un bossait avec son père dans son restaurant, l'autre était au lycée. C'est pas de la perversité de le poursuivre comme ça sur l'autoroute, pour une infraction routière ? Et à la fin y'a mort d'homme ?» s'emporte un troisième.

«C’est grave pour le quartier»

Au Plateau, le centre sportif et culturel voisin, le directeur Hassen Bouzeghoub, ne cache pas son émotion et sa «stupéfaction» : «C'est très douloureux, hyper-violent. Comment a-t-on pu en arriver là ?» Ces deux jeunes, il les connaissait bien : «Dix ans qu'on les voyait dans notre structure. Ils n'étaient pas en rupture : travailleurs, bons à l'école, bien élevés, des familles fortes derrière eux, le genre de profils qui nous font plaisir et avec lesquels on se projette. L'un des deux faisait de l'aide aux devoirs des petits chez nous. On n'a pas le droit de juste dire : "Ils étaient connus de la justice." S'ils avaient certes chacun un délit mineur à leur passif, ils avaient surtout un énorme potentiel qu'on est venu faucher une nuit de mars, juste parce qu'ils ne portaient pas de casque et ont voulu jouer avec les limites… C'est dramatique.» Il soupire, très inquiet : «C'est grave pour le quartier, qui se retrouve sévèrement stigmatisé en même temps que ces deux jeunes. Il y a un sentiment d'injustice évidente et d'impuissance face aux événements, qui génèrent de la violence.» Ce lundi soir, Hassen Bouzeghoub sera dans la rue pour tenter d'appeler au calme, mais il avertit : «Il est urgent qu'on ait toute la vérité, qu'on puisse comprendre comment ça s'est passé, comment un jeune sans casque en vient à prendre l'autoroute pour fuir la police. Il faut que ça s'arrête. Chacun doit prendre ses responsabilités.»

(1) Ce lundi soir, Eric Vaillant a annoncé le dépôt d'une plainte par «la mère d'un jeune garçon de 16 ans, hospitalisé pour une blessure à l'œil intervenue dans la nuit de samedi à dimanche quartier Mistral», en marge des affrontements entre jeunes du quartier et forces de l'ordre. «Des voisins lui ont indiqué que son fils "s'était fait tirer dessus" et d'autres voisins, le lendemain, que la blessure avait pour origine une balle en caoutchouc. Le jeune homme n'a pu apporter de précisions aux enquêteurs car il avait perdu connaissance suite à sa blessure», a précisé le procureur. Une enquête a été ouverte pour «violences volontaires avec arme suivi d'une incapacité totale de travail supérieure à huit jours» et confiée à la sûreté départementale du commissariat de Grenoble.

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