Karim Ben Ali, chauffeur routier, lanceur d'alerte, a dénoncé le déversement d'acide dans la nature par ArcellorMittal.

Karim Ben Ali, chauffeur routier, lanceur d'alerte, a dénoncé le déversement d'acide dans la nature par ArcelorMittal.

PHOTOPQR/LE DAUPHINE/MAXPPP

Si c'était à refaire, il s'abstiendrait. "Cette affaire m'a beaucoup trop coûté, souffle Karim Ben Ali, en touillant nerveusement son café. "J'ai perdu toute confiance en moi et plus personne ne veut m'employer." L'ancien chauffeur de camion le sait : son procès est celui d'un petit face aux grands. Et lui, cet homme dont le souci principal est l'avenir de ses enfants, a déjà trop payé. Ni écolo, ni engagé, l'intérimaire mosellan avait accepté de travailler en décembre 2016 pour un sous-traitant d'ArcelorMittal, l'un des principaux employeurs de la région, avec l'espoir de pouvoir offrir une console de jeux à son aîné. A l'époque, il n'avait pas idée des missions qui lui incomberaient. Remplir des cuves, conduire le camion, les vider à l'endroit indiqué. Mais interdiction de divulguer leur contenu, ni de communiquer publiquement sur ces substances déversées dans un crassier, au beau milieu de la forêt de Marspich.

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"Lanceur d'alerte" : il n'a appris ce mot qu'après avoir perdu son énergie et sa santé. Et, peut-être bientôt gagné une ligne sur son casier judiciaire. Le 8 janvier dernier, cet homme de 37 ans a proféré des menaces à l'encontre du géant de l'acier. Ce mardi, le jugement sera rendu par le tribunal de Thionville (Moselle). "Un comble" pour Karim Ben Ali qui a lui-même déposé plainte en décembre pour mise en danger d'autrui contre ArcelorMittal, déjà condamnée pour pollution de l'air à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), avec l'espoir "de faire connaître la vérité".

De l'acide, en plein milieu de la forêt ?

Il y a deux ans encore, ce père de famille est un parfait anonyme, embauché en intérim par une filiale de Suez Environnement pour transporter les déchets produits par les aciéries de Florange. Mais quelque chose l'inquiète dans ces chargements qu'il doit conduire au crassier de Marspich, à quelques kilomètres de là. Lorsqu'il ouvre les vannes de sa citerne, un liquide jaune fluorescent s'écoule. Il s'en dégage une fumée "étrange, irritante". Les bons de livraison délivrés par les salariés de l'usine indiquent "boue de fer" ou "boue d'épuration". À l'ombre des hauts-fourneaux bientôt démantelés, à mesure que le produit chimique s'écoule sur le sol terreux de cette fosse dissimulée par la forêt, Karim Ben Ali dit voir des rochers éclater. Il affirme que le soir, lorsqu'il rentre chez lui, ses yeux sont rouges et il saigne parfois du nez.

Dans une vidéo, diffusée sur sa page Facebook début 2017 puis relayée par France Bleu Lorraine, Karim Ben Ali l'assure : ce fluide n'est pas de la boue de fer mais "de l'acide usagé" qu'il récupère lui-même dans les cuves des usines. La cargaison devrait plutôt être conduite à Maloncourt-la-Montagne, à une heure et demie du site, pour être prise en charge dans un centre de recyclage adapté, estime-t-il. Une procédure plus longue et bien plus coûteuse. De cette matière "hautement dangereuse", il dit avoir versé au moins 24 mètres cubes quotidiennement, pendant trois mois - 13 jours, selon l'entreprise - avec la complicité des employés d'Arcelor. Et en dépit de la proximité avec la commune habitée de Marspich - à moins de deux kilomètres - où, à de nombreuses occasions, L'Express a pu constater une forte odeur de soufre.

Karim Ben Ali confie alors ses inquiétudes à un pompier, garant selon lui de la sécurité des citoyens. Il se trouve en réalité face à un autre employé d'ArcelorMittal, qui ne tarde pas à avertir sa direction de l'existence de la fameuse vidéo. L'intérimaire est remercié pour "rupture de discrétion commerciale". Il ne retrouvera plus jamais d'emploi. Alors qu'Arcelor jure que le contenu de son crassier est en règle et dément tout risque sanitaire, la direction régionale de l'environnement (Dreal) ouvre une enquête à l'été 2017 pour "atteinte à l'environnement" afin de vérifier la traçabilité des déchets.

De lanceur d'alerte à mouton noir de la région

Ses conclusions sont claires : il y a bien eu une "gestion irrégulière des déchets", mais pas de pollution. Un délit puni de deux ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, qui fait l'objet de poursuites par le parquet. Un résultat "mi-figue, mi-raisin" pour les conseils de Karim Ben Ali, Me Vincent Brengarth et Me William Bourdon - également avocat d'Antoine Deltour pour l'affaire des LuxLeaks. "Les investigations montrent que Monsieur Ben Ali était dans le juste en diffusant cette vidéo car cela a abouti à des poursuites contre ArcelorMittal. Cependant, nous avons la sensation que le parquet n'a pas été jusqu'au bout de la démarche. Les éléments en notre possession laissent clairement penser qu'il y a bien eu pollution."

Sur les images, capturées par l'ex-chauffeur, un indice alerte : "À l'arrière du camion, on peut lire certains codes de danger de la signalisation de transport qui signifient que le véhicule transporte des matières dangereuses et corrosives."

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Depuis deux ans, Karim Ben Ali se dit sous pression: "J'ai fait un burn-out, j'ai été hospitalisé en psychiatrie. On a dévissé les roues de ma voiture, on m'a envoyé des menaces. Je n'ai pas mis le nez dehors pendant plusieurs mois", raconte ce demandeur d'emploi en fin de droits, ému aux larmes à l'idée de remonter dans un camion. "L'État nous fait chier avec l'écologie. Les puissants, les industriels, eux, font ce qu'ils veulent..."

"Cette affaire s'est retournée contre lui", plaident ses avocats, rémunérés par une cagnotte, leur client étant aujourd'hui bénéficiaire du RSA. "Il est devenu le mouton noir de la région, malgré ses trois enfants à charge et sa compagne, qui ne travaille pas." Les deux frères de Karim, également employés par des sous-traitants d'ArcelorMittal, ont également perdu leur emploi. "On ne peut pas prouver que l'un et l'autre sont liés, mais difficile d'y voir une coïncidence, plutôt qu'une forme de représailles."

Depuis ce fameux hiver, il affirme aussi souffrir d'une perte de l'odorat et d'un traumatisme provoquant régulièrement des crises d'angoisse. Les séquelles sont si lourdes qu'en décembre 2018, après les résultats de la première enquête, il décide de déposer une plainte pour "atteinte volontaire à l'intégrité de la personne, mise en danger de la personne et infraction aux règles de la sécurité et de la santé".

"Il ne fait aucun doute que M. Ben Ali transportait des matières particulièrement dangereuses. Il n'a pourtant bénéficié d'aucune formation, ni d'aucune protection", soulignent ses avocats. La procureure de Thionville Christelle Dumont ouvre une enquête pour "blessures involontaires".

Un "coup de colère" qu'il risque de payer cher

Peu après le dépôt de la plainte, la compagne de Karim Ben Ali est agressée en pleine rue, sans qu'un lien avec l'affaire puisse être établi. A bout de nerfs, l'époux dévasté se rend au siège d'ArcelorMittal, à Florange, le 8 janvier dernier. Sur le parking, il rencontre un responsable du site. Il raconte la suite: "Je me suis présenté, on a discuté. Je lui ai raconté l'agression de ma femme. En nous quittant, je lui ai dit : 'si ton chef ne fait pas quelque chose, je ferai sauter sa cokerie [bâtiment où est chauffé le charbon, classé Seveso, à haut niveau de prévention]'."

Une menace ? "Un coup de colère", admet le père de famille. Quelques heures plus tard, des policiers débarquent chez lui. Il est placé en garde à vue au commissariat de Thionville et fait l'objet d'une perquisition à domicile jusqu'au lendemain. ArcelorMittal a déposé plainte pour menaces.

Karim Ben Ali jure n'avoir jamais dit: "je vais vous bastonner la gueule, à vous, dans les grands bureaux", comme l'indique le responsable dans sa déposition. Au tribunal, le 20 février, la défense fait plutôt valoir une discussion "très courtoise" avec Ben Ali - que l'avocat d'ArcelorMittal appelle Karim "Benalla" pendant l'audience. Le cadre en question, lui, n'a pas déposé plainte à titre personnel.

Pour la cour, la situation matérielle et psychologique de Karim Ben Ali ne justifie pas son comportement. La procureure Christelle Dumont a requis quatre mois de prison avec sursis, assortis d'une obligation de suivi médical. Une peine que Me Brengarth et Me Bourdon jugent disproportionnée. "Nous avons demandé la relaxe. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que dans n'importe quel autre dossier, nous aurions pu obtenir le classement sans suite, au vu de la personnalité de M. Ben Ali et du contexte des faits."

Pour eux, les menaces proférées étaient "une erreur", mais l'état d'esprit de leur client saute aux yeux. "La diffusion de sa vidéo montrant les déversements est un geste profondément citoyen. Il l'a fait dans l'intérêt général. Pourtant, le reste de la société ne le reconnaît pas. Personne ne lui tend la main, au contraire." A quelques heures de la décision rendue mardi 5 mars, Karim Ben Ali avertit ceux qui voudraient s'aventurer sur le même terrain que lui : "Avant de jouer au lanceur d'alerte, réfléchissez-y à dix fois."

Mise à jour : à la suite de la publication de cet article, Arcelor Mittal dément l'interdiction de divulguer le contenu de ses citernes, toute complicité au sein de l'entreprise, ainsi que tout licenciement. L'industriel a tenu à rappeler qu'en septembre 2018, le parquet de Thionville a conclu qu'aucun déversement d'acide et aucune pollution n'avaient été constatées sur le crassier et que les résidus concernés par le dépôt 'ne [présentaient] pas, selon la réglementation en vigueur, un caractère dangereux'." Selon la société, les déversements ne sont pas de l'acide usagé, mais des boues d'hydroxyde de fer "avec des eaux usées contenant une très faible teneur d'acide chlorhydrique". Le 27 mai, la procureure de la République de Thionville a néanmoins requis 50000 euros d'amende à l'encontre de l'industriel, poursuivi pour gestion irrégulière de ses déchets sur le crassier. Des poursuites concernant "non pas un déversement d'acide mais le dépôt de boues d'hydroxyde de fer - qui peuvent être déversées sur la zone indiquée comme l'autorise la réglementation - mélangées à des eaux usées", précise l'entreprise, qui demande la relaxe. Le jugement est attendu le 23 septembre.

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