Reportage

Soudan : «Un mot de trop et c’est fini, on disparaît»

Depuis mi-décembre, la vague de contestation contre le pouvoir en place est violemment réprimée. En parallèle, des «miliciens de l’ombre» infiltrent la population pour traquer les voix dissidentes, arrêter et torturer les opposants.
par Joséphine Abdelrahman, Envoyée spéciale à Khartoum
publié le 6 mars 2019 à 19h36

La vie bat son plein dans les rues de Khartoum. Sous un soleil de plomb qui n'offre aucun répit aux 5 millions d'habitants de la capitale soudanaise, la ville grouille de monde. Assis sur de petits tabourets, certains sirotent leur boisson, protégés de la chaleur par les tôles en acier des abris des vendeuses de thé, pendant que d'autres, accroupis en ligne sur le trottoir, attendent patiemment leur tour aux distributeurs automatiques des banques, en manque de liquidités. Dans le centre-ville de Khartoum, pas un seul graffiti à l'encontre du régime d'Omar el-Béchir ne laisse deviner la grogne populaire qui agite le pays depuis la mi-décembre. Ce n'est qu'une fois à l'abri des regards, que les langues se délient. «Tasgut buss» («le renversement, c'est tout !»), lâche en arabe un commerçant en levant l'index et le majeur de sa main droite, après avoir sympathisé pendant quelques minutes avec un groupe de clients. «Le régime doit tomber, poursuit-il. J'ai été arrêté et brutalement tabassé, c'est…» «Taisez-vous. Nous ne sommes pas seuls», marmonne subitement une cliente alors qu'un homme en djellaba blanche fait son entrée dans le magasin. Les sourires se crispent dans un échange de salutations. «Vous avez raison, on ne sait jamais à qui on a affaire, soupire le vendeur, une fois l'inconnu reparti, en ramassant les échantillons d'épices déposés sur son comptoir. Un mot de trop et c'est fini, on disparaît !»

Parallèlement au mouvement de contestation contre le régime islamiste au pouvoir depuis le coup d'Etat de 1989, un climat de méfiance généralisée s'est installé dans le pays. En marge de la répression massive des manifestations, qui a déjà coûté la vie à plus de 50 personnes selon Human Rights Watch (HRW) depuis le 19 décembre, un activiste dénonce, sous couvert d'anonymat, le déploiement de brigades spéciales à travers le pays pour faire taire les voix dissidentes. «Tout le monde se fait arrêter, dit-il. C'est une véritable chasse aux sorcières. Quand le gouvernement ne nous tire pas dessus à balles réelles, il fait appel à des agents qui s'infiltrent discrètement pour arrêter les opposants en masse.»

Fantômes

A Khartoum, on appelle ces agents les «miliciens de l'ombre». Ils sont liés aux puissants et redoutés services de renseignement et de sécurité soudanais (Niss), mais personne ne connaît leur véritable identité. Contrairement à leur mode opératoire : habillés en civil, ils se fondent dans la population pour repérer les dissidents, avant de les tabasser et de les conduire de force dans des prisons clandestines, appelées les «maisons fantômes». «Ce sont des centres de torture secrets, témoigne Suleyman, 22 ans, ancien détenu et professeur à l'université de Khartoum. Le gouvernement loue des maisons vides à travers le pays pour y interroger ses prisonniers et leur infliger d'atroces souffrances. Les baux de location sont généralement courts, entre cinq et dix jours, pour rester discrets et désorienter les détenus.»

Parmi les sévices rapportés reviennent systématiquement les coups de fouet, la privation de sommeil, les positions humiliantes ainsi que parfois l'électrocution, les brûlures, la suffocation par l'eau et le viol. «Ils ont recours à des pratiques cruelles et dégradantes, dont notre culture ne nous autorise pas à parler. C'est la tactique du régime pour museler l'opposition», ajoute Ibrahim, 41 ans, un autre professeur d'université proche de l'Association des professionnels soudanais (APS), fer de lance de la contestation.

Les violences sont telles que certains prisonniers, comme Ahmed al-Kheir, un enseignant arrêté le 31 janvier dans l'Etat de Kassala, dans l'est du pays, meurent de leurs blessures au cours de l'incarcération. «Ce qui se passe là-bas est horrible, poursuit Ibrahim, qui a été arrêté quarante-huit heures en janvier à Khartoum. J'ai vu des enfants en pleurs en train de se faire massacrer. Ils étaient forcés de réciter des slogans de soutien à Omar el-Béchir.» D'après lui, les miliciens de l'ombre suivent un protocole millimétré : après la torture interviendrait une longue phase d'interrogatoire que le professeur assimile à un lavage de cerveau. «Ils nous font du chantage et nous chuchotent à l'oreille que des gens veulent détruire le pays en nous tambourinant des idées racistes. Leur objectif, c'est de tourner les différentes tribus soudanaises les unes contre les autres et de nous intimider.»

La méthode ferait ses preuves. D’après plusieurs activistes, certains anciens dissidents seraient à la botte du régime depuis leur sortie de détention. La peur et la suspicion ont ainsi progressivement envahi les rues de Khartoum.

Horizon

A quelques mètres du palais présidentiel, à proximité duquel il est interdit de se promener à pied, un groupe d'amis s'apprête à embarquer sur un bateau de croisière sur le Nil. «Bienvenue sur le bateau de la liberté ! Vous pouvez dire ce que bon vous semble ici, ce n'est plus le Soudan», plaisante le responsable de la traversée avant de se raviser. «Asseyez-vous, dépêchez-vous, ils nous regardent.» Au loin deux hommes en costumes beiges soigneusement repassés, juchés sur un scooter à l'arrêt, observent l'horizon sans ciller. Les passagers se dévisagent sans broncher puis s'exécutent.

«Il n'y a pas de surprise, c'est un régime totalitaire. Le gouvernement est arrivé à la tête du pays par la force il y a trente ans. Comme dans toute dictature, son pouvoir repose sur l'oppression», résume Sadek al-Mahdi, ancien Premier ministre évincé du pouvoir en 1989 et leader du parti d'opposition Al-Oumma. D'après lui, les déclarations conciliantes d'Omar el-Béchir relatives à la liberté d'expression au Soudan, au sommet de l'Union africaine qui s'est tenu en Ethiopie en janvier, sont un leurre pour resserrer l'étau sur la population. «Nous sommes tous dans le même bateau», ironise un croisiériste. «Mais nous ne perdons pas espoir, nous avons une expression au Soudan qui dit que la mort d'un groupe est un mariage. Si une personne a un accident, c'est malencontreux, mais si plusieurs personnes ont le même accident, c'est ridiculement évident», glisse-t-il, dans l'espoir que les multiples violations des droits de l'homme commises en toute impunité par Omar el-Béchir - déjà recherché pour «crimes contre l'humanité», «crimes de guerre» et «génocide» au Darfour par la Cour pénale internationale - finissent par attirer l'attention de la communauté internationale.

Le 22 février, le président de 75 ans a déclaré l’état d’urgence pour un an sur toute l’étendue du territoire. Des tribunaux spéciaux ont été instaurés, le moindre rassemblement est désormais interdit, le nombre d’arrestations s’est envolé. Malgré tout, des centaines de Soudanais ont continué à défiler.

Naïm, 27 ans «Ils m’ont frappé avec des bâtons jusqu’au coucher du soleil»

Le musicien a été arrêté et menacé pour avoir composé et posté une chanson révolutionnaire sur les réseaux sociaux.

«Ils ont défoncé la porte de mon studio de musique. Ils étaient quatre, habillés en civil, deux sont entrés pendant que les deux autres montaient la garde. Ils ont pris mon ordinateur en me donnant un papier, exigeant le paiement d'une importante somme d'argent pour le récupérer. Un mois plus tôt, j'avais été jeté dans un pick-up par des hommes armés de kalachnikovs et d'AK-47. Ils m'ont obligé à baisser la tête, mais j'ai compris qu'ils me conduisaient dans le nord de la capitale. Là-bas, ils m'ont frappé avec des bâtons en bois sans s'arrêter jusqu'au coucher du soleil. J'ai réussi à prévenir ma famille et j'ai été libéré dans la nuit, mais ils ne me lâchent pas pour autant. La semaine dernière, sept d'entre eux sont venus me chercher chez moi. Ils m'ont emmené au milieu du désert, où ils m'ont frappé puis tiré les cheveux en arrière en me versant de l'eau sur le visage. Je me suis étouffé, je ne pouvais plus respirer. «Ce n'est que le début, si tu ne t'arrêtes pas», m'ont-ils averti, avant de me laisser seul dans le désert. J'ai peur, pour être honnête.»

Djibril, 29 ans «Dès qu’on s’assoupissait, on était réveillés»

Le jeune homme a été détenu pendant sept jours dans une prison secrète.

«J'ai été arrêté en marge d'une manifestation. Un groupe d'hommes m'a intercepté après nous avoir bombardés de gaz rose opaque. J'avais la tête qui tournait. Ils m'ont mis de force dans un bus avec une trentaine d'autres personnes, puis nous ont obligés à cacher nos yeux pour ne pas voir où nous allions. Si on n'obéissait pas, ils nous frappaient. Nous sommes arrivés dans un grand pénitencier, où nous avons été jetés dans une salle réfrigérée. Certains détenus pleuraient, d'autres se faisaient pipi dessus tellement ils avaient peur. Je suis resté là cinq heures à me faire fouetter sans relâche, avant d'être transféré dans une autre maison. J'y ai été contraint de ramper au sol et de faire des centaines de pompes jusqu'à l'épuisement, avant d'être interrogé douze heures d'affilée. On n'avait pas le droit de dormir : la journée, on devait rester debout au soleil, et la nuit, s'allonger dans l'herbe mouillée. Dès qu'on s'assoupissait, on était réveillés. «C'est pour ton bien, me disaient-ils. Si tu n'obéis pas, on te tue.» J'ai été relâché au bout de sept jours en contrepartie de la signature d'un papier dans lequel je les autorise à me condamner à trois années de prison minimum si je retourne manifester.»

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