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EnquêteMonde

Le tabou des règles, source d’exclusion des femmes et des jeunes filles

La question des règles féminines, partout dans le monde, reste largement tue et taboue. Des ONG multiplient cependant les projets éducatifs pour rétablir la vérité sur ce phénomène naturel et limiter l’exclusion sociale dont sont victimes les femmes et les jeunes filles.

« En Ouganda, près de la moitié des jeunes filles manquaient l’école pendant leurs règles quand on a commencé notre mission. » C’est avec ce chiffre édifiant qu’Emily Wilson, chercheuse et coordinatrice de l’ONG Irise International, qui intervient principalement en Afrique de l’Est, aborde la question, souvent négligée, des règles et de leurs conséquences sociales sur les filles. Même si les données de terrain restent lacunaires, il ne fait pas de doute que « de plus en plus de chercheurs et d’organismes s’intéressent à la question », selon le Dr Venkatraman Chandra-Mouli, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), spécialiste de la santé reproductrice. « Il y a quelques années, les problèmes liés aux règles n’étaient même pas abordés. Mais l’émergence de sujets comme le mariage des enfants et la violence fondée sur le genre a favorisé l’attention sur ce sujet. »

Action d’information sur la question des règles menée par l’ONG Irise International.

Face à des infrastructures insuffisantes (toilettes, accès à l’eau), à un manque d’informations sur les règles ou de produits hygiéniques, les filles, notamment des pays en voie de développement, vivent une exclusion sociale certaine. Celle-ci commence par l’école. Pendant leur cycle, « trois quarts des filles avaient des problèmes de concentration. Elles manquaient de confiance en elles, trois quarts avaient mal », dit Emily Wilson. Jennifer Rubli, coordinatrice de recherche de l’ONG Femme International, confirme ces propos. « Certes, les filles peuvent manquer l’école un ou deux jours. Mais le problème principal est la douleur. Elles ont du mal à se concentrer, elles souffrent d’anxiété, et ont très peur des fuites ou de l’odeur. » De véritables stigmates sociaux contre lesquels il faut lutter. Car face aux règles, « il existe encore de nombreux clichés. Notamment sur le fait que, pour beaucoup, les règles, c’est sale », dit Jennifer Rubli. Dans le rapport 2017 de Femme International (sur les résultats obtenus dans la région africaine du Kilimandjaro), on peut lire que « les mythes et fausses idées empêchent souvent les femmes qui ont leurs règles de cuisiner, de jardiner, ou de travailler à côté des aliments (…). Cela les empêche de participer à des activités rémunératrices, ce qui affecte leur indépendance financière. Et [ces mythes et fausses idées] enseignent aux filles que leur corps est sale, honteux, et contaminé, ce qui a des conséquences significatives, quoique sous-évaluées sur leur confiance en elle, leur image et leur valeur ».

Favoriser la connaissance des jeunes filles pour leur « redonner du pouvoir sur leur corps et leur vie » 

Irise International, Binti, Femme International, autant d’ONG qui osent défier le tabou des règles, favoriser la connaissance des jeunes filles pour leur « redonner du pouvoir sur leur corps et leur vie », selon Emily Watson. La chercheuse raconte les programmes mis en place afin de faciliter ce travail. « En Ouganda, il s’agit de coopérer avec les communautés locales pour résoudre les problèmes. On identifie donc des “champions de communauté” et on travaille avec eux pour aider les filles à faire le choix de produits abordables et entraîner les professeurs à donner davantage d’informations sur ce que sont les règles. »

Action d’information sur la question des règles menée par l’ONG Irise International.

Pour Femme International, qui organise également des ateliers, notamment en Tanzanie avec le programme Twazega [« on peut », en swahili], il « faut créer un espace entre femmes pour qu’elles puissent s’exprimer librement. Il faut qu’elles se sentent physiquement et psychologiquement en sécurité. On veille à ce que les garçons ne tournent pas autour lors des ateliers », dit Jennifer Rubli. Et, loin de ce que l’on pourrait attendre, « les femmes adorent en discuter. Quand on crée les conditions favorables, elles ne tarissent pas de parler de leurs préoccupations liées aux règles », assure-t-elle.

« Parfois, les filles de 14 ans entendent qu’elles n’auront plus leurs règles si elles tombent enceintes », relate de son côté Emily Wilson. Impossible donc de parler des règles sans évoquer « les enjeux de santé reproductive. Le travail sur le terrain prend du temps et nécessite de gagner la confiance des filles visées, par le biais de jeux, d’activités interactives, tout en ayant en tête la nécessité de trouver les termes adéquats dans les langues locales pour parler des règles et des différentes parties du corps ».

 « Les filles qui reçoivent éducation sur leurs règles et produits hygiéniques augmentent leur présence à l’école de 17 % »

Par ailleurs, du fait du manque fréquent de serviettes et de coupes menstruelles ou parce que les tampons sont parfois évités de peur d’abîmer l’hymen, la période des règles peut mettre les filles en danger. Emily Wilson dit ainsi qu’une « étude récente réalisée au Kenya parle d’une fille sur dix de 15 ans qui doit se prostituer pour se procurer des serviettes hygiéniques ». Et, souvent, les femmes doivent se débrouiller avec des moyens très limités : « Quand les produits hygiéniques, pour de nombreuses raisons (par exemple le manque de savon ou d’eau ou encore l’incapacité de faire sécher ses vêtements pendant la saison des pluies, l’impossibilité de s’acheter de nouveaux habits), ne sont pas disponibles, les femmes et les filles se tournent vers d’autres options, comme le papier toilette, la gaze, des journaux, le rembourrage de matelas — parfois même inséré dans le vagin —, des feuilles sèches ou de l’herbe, ou même du fumier », met en avant le rapport de Femme Internationa. Ce qui pose évidemment problème d’un point de vue sanitaire.

Action d’information sur la question des règles menée par l’ONG Irise International.

Quand on informe les adolescentes, les risques hygiéniques diminuent : ainsi avec le programme Twaweza, les filles suivies reportent une fois et demie moins d’effets liés au « management de la santé menstruelle ». Emily Wilson précise que, selon une étude récente en Ouganda, « les filles qui reçoivent éducation sur leurs règles et produits hygiéniques augmentent leur présence à l’école de 17 % ». Un bénéfice certain quand on sait qu’« une année d’école primaire équivaut à une augmentation de salaire plus tard dans leur vie de 10 à 20 % ».

Emily Watson observe « qu’il est important de ne pas conceptualiser la question des règles comme un problème de femmes. Il s’agit d’égalité ». Alors, comment transmettre les messages au mieux ? « Souvent, cela passe par prendre contact avec les responsables religieux », dit Jennifer Rubli, et « passer un pacte avec les hommes pour les faire adhérer au projet ». Elle affirme que s’il reste toujours des « réfractaires, la plupart d’entre eux cherchent à s’impliquer ».

Il est évident que les problématiques (économiques, sociales et culturelles) sont différentes dans les pays « développés » et dans les pays en voie de développement. Mais attention, met en garde Emily Wilson, « le silence et les stigmates des règles » sont universels : « Même si le contexte est très différent, en Angleterre [où est basée son ONG] aussi nous voyons aussi de très nombreuses jeunes filles honteuses et embarrassées par les règles, qui sont dégoûtées et ne trouvent pas à qui poser leurs questions sur les règles. Partout dans le monde, la première étape, c’est toujours de rompre le silence. »

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