USM Alger fans cheer for their team during the CAF Champions League semi-final football match between Algiers' USM Alger and Casablanca's Wydad AC at the Stade du 5 juillet in Algiers on September 29, 2017. (Photo by RYAD KRAMDI / AFP)

Des fans de l'USM Alger lors d'un match de la demi-finale de la Ligue des Champions d'Afrique au stade du 5 juillet dans la capitale algérienne, le 29 septembre 2017.

AFP/Ryad Kramdi

La vague de manifestations qui secoue l'Algérie aurait-elle commencé sans les supporters de football ? Les rassemblements massifs, depuis le 22 février, contre la candidature du président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, à un cinquième mandat, réunissent des Algériens de toutes les sphères de la société. Victime d'un accident vasculaire célébral en 2013, le chef de l'Etat, impotent, ne s'adresse aux Algériens que sous forme de communiqués. L'indignation provoquée par l'annonce de sa candidature, le 10 février, s'est exprimée en premier sur les gradins des terrains de foot.

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"Le vendredi et le samedi suivant, des slogans hostiles au cinquième mandat sont entonnés sur les gradins des terrains de sport de plusieurs villes du pays, et les supporters poursuivent parfois leur protestation devant le stade", raconte à L'Express Mohamed Brahdji, journaliste, collaborateur de DZFoot. Les jours suivants, sur les réseaux sociaux, des messages appellent à ce qui sera la première manifestation.

Les chants des clubs de foot repris en choeur par les manifestants

"Ce jour-là, tout le monde a été surpris de l'importance du rassemblement", relève Mohamed Brahdji. Depuis la répression du Printemps noir en Kabylie en 2001 (plus de 120 morts), les manifestations sont interdites en Algérie. L'audace des premiers manifestants encourage ceux qui n'osaient pas sortir de chez eux. Le vendredi suivant, le 1er mars, les Algériens sont encore plus nombreux à descendre la rue. Et chaque jour, des défilés se forment spontanément dans tout le pays. Nombre des marcheurs reprennent les chansons des clubs de football, devenus des sortes d'hymnes de la contestation.

"Dans un pays totalement verrouillé, les terrains de sport sont les seuls lieux de rencontre et de défoulement des jeunes Algériens. Faute d'espace d'expression démocratique, ils sont devenus de véritables tribunes politiques", observe le politologue Hasni Abidi, enseignant à l'université de Genève.

Le régime a longtemps laissé les stades servir de défouloir

Dès la fin des années 1980, les stades deviennent un baromètre social, où des poussées de violence coïncident avec les moments de tension. Les supporters de foot sont parmi les premiers à descendre dans la rue, en 2011, lorsque les soulèvements se multiplient dans le monde arabe, inspirés par les Tunisiens qui ont fait tomber le dictateur Zine el Abidine Ben Ali. Des symboles de l'Etat (mairies, perceptions, bus) sont incendiés. Le pouvoir algérien réagit très vite, baisse les produits de base et ... "suspend les principaux rassemblements sportifs pendant un mois", relève le chercheur Mahfoud Amara, dans une étude parue en 2012*.

"Le régime a longtemps laissé les stades servir de défouloir, souligne Mohamed Brahdji. Parfois dans la violence, avec des débordements, mais depuis plusieurs années, les rencontres sportives sont aussi l'occasion de mettre des mots sur les malheurs du pays".

Les années 1990 voient naître des groupes de supporters sur le modèle des clubs italiens. "La fidélité au club se substitue au sentiment de perte du lien avec la nation", analyse Mahfoud Amara.

Les slogans et chansons de ces clubs sportifs sont de plus en plus sophistiqués ; ils traduisent le malaise de la jeunesse, le sentiment de mépris (hogra) dans lequel elle est tenue par les élites. "En Algérie nous ne sommes pas vivants", soupire l'une de ces mélopées. Les paroles évoquent la drogue qui permet d'échapper à la morosité du quotidien, le refus de la conscription ou encore les harragas, ces migrants en quête d' "un bateau pour l'Italie", "pour l'Australie" ou "la Malaisie" -bref, le désir de quitter "l'Algérie mon amour" et de fuir un pays jugé sans avenir.

A partir des années 2000, les refrains circulent aussi sur Internet et deviennent de véritables tubes, à l'instar de La Casa del Mouradia, créé par l'Ouled el-Bahdja (Les enfants d'Alger), groupe de fans de l'Union sportive de la médina d'Alger (USMA), l'un des plus grands clubs de la capitale. Son titre est tiré d'une série espagnole diffusée sur Netflix, La Casa de Papel, consacrée à l'organisation du braquage de la fabrique de monnaie nationale, et fait allusion au détournement d'argent public dont est accusé le cercle restreint du pouvoir algérien, le palais d'El Mouradia étant le siège de la présidence.

Créée au printemps 2018, la chanson dénonce l'interminable règne de Bouteflika: "Le premier mandat, disons qu'il est passé, traduit le quotidien Liberté. On nous a dupés avec la décennie noire [1] / au bout du second mandat, c'est devenu clair, l'histoire de la casa del Mouradia/ au troisième, le pays a faibli à cause des intérêts personnels/ au quatrième la marionnette est morte mais l'affaire se poursuit/ le cinquième mandat va suivre, entre eux c'est arrangé".

"L'Etat est la cause de notre souffrance

La vidéo de la Casa del Mouradia, créée en juin dernier, a été visionnée 3,25 millions de fois sur la chaîne YouTube, et ses paroles sont entonnées dans les manifestations de ces derniers jours, y compris par des supporters des autres clubs. Interrogé par El Watan, l'un des membres d'Ouled el-Bahdja, rappelle que la politisation des chansons date de la création du groupe, créé trois ans après le rachat du club, en 2010, par le patron du BTP Ali Haddad -régulièrement conspué dans les manifestations. Président du syndicat patronal FCE, l'un des piliers du pouvoir algérien (avec l'armée, les services de sécurité, et le clan Bouteflika), il n'échappe pas aux diatribes d'Ouled el-Bahdja.

Les autres clubs ne sont pas en reste : "Les textes de la Mouloudia d'Alger et de leurs ultras comme les Green Corsaires ou les Verde Leone sont aussi des pamphlets, observe Mohamed Brahdji. "Qui est la cause de nos malheurs ?" interroge, en rimes, la chanson Chkoun sbabna, créée par des fans de l'Union sportive de Madinet el Harrach, un club d'un quartier périphérique pauvre de la capitale. Réponse : "L'Etat est la cause de notre souffrance" (doula sbab adabna). "Elle évoque les traîtres qui ont vendu l'Algérie pour s'acheter des villas à Paris", traduit le journaliste.

Les membres de ces clubs ont un profil varié. Des jeunes des quartiers populaires y côtoient des cadres et des universitaires. Cela explique-t-il le soin porté aux textes et aux mélodies ? Ultima Verba, la dernière chanson du groupe Ouled el-Bahdja, est un hommage au poème éponyme écrit par Victor Hugo en exil, qui éreinte la tyrannie de Napoléon III et de son entourage.

"Les slogans criés par les protestataires reprennent souvent les mélodies de morceaux emblématiques des différents clubs, souligne le journaliste Maher Mezahi, basé à Alger. Alors que le public des stades est presque exclusivement masculin, elles sont chantées avec ferveur par les femmes dans les défilés qui eux, sont mixtes".

Rencontres sportives reportées

Comment les autorités réagiront-elles face à la poursuite du mouvement ? Le rassemblement de ce vendredi 8 mars devrait dépasser en nombre les précédents. "Depuis l'approche de la période électorale, l'USMA a disparu des écrans", explique l'un des membres d'Ouled el-Bahdja à El Watan. "Quand les matchs étaient diffusés" malgré tout, poursuit-il, "la télévision coupait le son chaque fois que les supporters scandaient La Casa Del Mouradia et d'autres chansons".

Plusieurs rencontres sportives ont été reportées, notamment entre le Mouloudia d'Alger et celui d'Oran, il y a deux semaines, qui devait se dérouler dans le plus grand stade du pays, le Stade du 5 Juillet, à Alger. Le prochain derby entre l'USMA et son frère ennemi algérois, prévu le 15 mars est maintenu... pour le moment. Quand bien même il serait suspendu, les refrains contre le cinquième mandat ont désormais dépassé les murs des stades.

(1) Les violences de la "décennie noire" qui ont suivi l'interruption du processus électoral en 1992 sont régulièrement invoquées depuis par le pouvoir pour étouffer toute velléité de contestation.

* Football Sub-Culture and Youth Politics in Algeria, in Mediterranean Politics, 2012.

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