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Violences sexistes et sexuelles : des pigistes racontent

Un collectif de journalistes indépendants nous a demandé d'enquêter sur les violences sexuelles et sexistes dont pourraient être victimes les pigistes, de la part de supérieurs hiérarchiques. CheckNews a récolté une dizaine de témoignages, le plus souvent anonymes.
par Robin Andraca et Emma Donada
publié le 8 mars 2019 à 12h44

Question posée par le collectif de pigistes YouPress le 01/03/2019

Bonjour,

Nous avons raccourci et reformulé votre question, qui était à l'origine : «Cher Checknews, nous sommes un collectif de pigistes et nous avons entendu plusieurs témoignages de consœurs ayant reçu des propositions sexuelles de la part de divers rédacteurs en chef ou chefs de rubriques avec qui elles collaboraient ou espéraient collaborer. Ce phénomène est-il répandu?»

Vous nous interrogez sur la situation des pigistes - ces journalistes indépendants, qui travaillent souvent avec plusieurs employeurs en même temps. Ils sont rémunérés à l'article sans avoir signé de contrat de travail, même s'ils reçoivent des bulletins de salaire. Excédés notamment par des tarifs de piges trop faibles, et des paiements tardifs, des pigistes, hommes et femmes, rassemblés dans le collectif Ras la plume avaient d'ailleurs appelé début février les entreprises de presse à «respecter la loi quand ils les missionnent», dans une tribune publiée dans Libération.

Ces journalistes, exposés davantage à la précarité que leurs consœurs et confrères en poste fixe dans les rédactions sont majoritairement des femmes : en France, elles représentent 53,31% des pigistes, alors qu’il y a globalement plus d’hommes chez les journalistes actifs (respectivement 53% contre 47%), d’après les statistiques 2018 de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels.

Surexposition

La féminisation de ce statut, doublée de la précarité, sont des éléments d'explication des résultats d'une étude publiée par plusieurs collectifs féministes, ce 7 mars, qui conclut à une surexposition des pigistes aux propos à connotation sexuelle, de l'ordre de 22%, contre 14% pour les personnes en CDD ou CDI. Exemples de propos recueillis : «Ça fait combien d'articles que tu fais sur lui, on va finir par croire que tu couches avec haha», ou alors «on sait bien que tu as couché pour participer à ce projet».

Au delà, notre enquête, et les témoignages recueillis, décrivent quant à eux les mécanismes auxquels sont confrontées les femmes pigistes dans l'exercice de leur métier : des hommes, en situation de pouvoir, qui en abusent, face à des personnes en situation de précarité et qui, souvent, débutent dans le métier. CheckNews a contacté une vingtaine de collectifs de pigistes, et lancé un appel à témoignages sur les réseaux sociaux. Plusieurs femmes ont refusé de témoigner, après nous avoir affirmé avoir été victimes de sexisme ou de harcèlement, de peur de représailles, ou de perdre leur emploi.

Certaines, malgré tout, ont accepté de s’exprimer. Le plus souvent sous couvert d’anonymat, et sans vouloir qu’apparaisse le nom de la personne accusée, ou de son média. Là aussi par peur de représailles.

«Il voulait draguer par le biais du taf»

En septembre 2018, Aline* s'apprêtait à partir travailler à l'étranger. À cette occasion, elle poste une annonce sur les réseaux sociaux pour avertir les potentiels médias intéressés par un sujet sur ce pays. Là-dessus un rédacteur en chef d'un pure-player lui écrit pour la saluer, dans des messages sur CheckNews a pu consulter. «Je ne le connais pas, je lui demande si c'est par rapport aux piges», explique-t-elle. «Par rapport au fait que vous devez avoir du talent ;)», répond-il. Une discussion s'engage alors, le rédacteur en chef assure «essayer de [lui] prendre une pige ou deux».

Après ce premier échange, Aline raconte que le rédacteur en chef lui écrivait de temps en temps: «Il me posait des questions, je n'y voyais qu'un rapport amical même si je trouvais cela un peu étrange venant de la part d'un rédacteur en chef. Je ne comprenais pas bien ses intentions et j'étais un peu naïve».

Début novembre, le journaliste lui écrit à nouveau, mais cette fois-ci pour lui proposer de venir la voir, tout en lui promettant du travail. «Faut que je vienne te voir l'été pro, ou même en avril. En fonction de tes dispos aussi. En tout cas, ton profil m'intéresse beaucoup. Si on a du budget un de ces quatre, bientôt j'espère, je t'embauche direct». Aline décline et explique ne pas vouloir mélanger la vie professionnelle et personnelle. «Et donc, ne pas partir en voyage avec quelqu'un qui me propose un poste derrière», écrit-elle provoquant le rétropédalage de son interlocuteur. «Je comprends, c'était dit sans trop réfléchir haha ! Mais t'as carrément raison… après je ne liais pas forcément l'offre au fait de venir te voir». «Il voulait draguer par le biais du taf», résume Aline aujourd'hui.

«J’aime ta nouvelle photo de profil, quand est-ce qu’on bosse ensemble ?»

Le témoignage de Lucie*, recueilli par CheckNews, présente de nombreuses similitudes, bien qu'il soit cette fois-ci question du monde de la télé. «On était à un festival de journalistes, en 2014. J'étais avec plusieurs collègues, le responsable d'une boîte de production nous rejoint, on rigole, on danse, l'ambiance est plutôt bonne. Le type nous explique qu'il pourrait peut-être nous faire bosser. À la fin de la soirée, on échange nos coordonnées. À l'époque, je débutais dans le métier, en tant que journaliste free-lance».

Quelques mois le plus tard, le journaliste la recontacte sur Facebook : «J'aime ta nouvelle photo de profil, quand est-ce qu'on bosse ensemble ?»

Un mois après avoir répondu «Avec plaisir», la journaliste reçoit un nouveau message : «J'espère te voir bientôt. Je vais m'employer à m'inventer une raison. Voilà mon numéro, que tu dois avoir peur d'user. Bises», écrit-il en juin 2015. Puis, dans la foulée : «Je t'écris de Beyrouth, après une longue de nuit dans un jury pour un prix de journalistes. j'espère t'y voir un jour lauréate avec moi dans le public qui verse une larme avant une grosse fête».

La journaliste décide alors de ne plus répondre. Ce qui n'empêche pas son interlocuteur de continuer à lui envoyer des messages, laissés sans réponse. Six mois plus tard, quand le journaliste propose du travail à la journaliste, Lucie refuse. «J'étais indignée de son attitude : le fait qu'il utilise le taf pour m'approcher. Et puis, je n'avais aucune envie de travailler avec ce type en vrai. Trop peur qu'il tente des trucs. S'il est comme ça par mail ou par message, alors en vrai…».

Pendant un an encore, le journaliste continuera d'envoyer des messages, laissés la plupart du temps sans réponse, car non professionnels. Le dernier message date de juillet 2017. Le producteur fait «Coucou» sur Facebook à la journaliste, en lui envoyant une photo de la mer avec des rochers.

Autre témoignage décrivant les mêmes comportements : en 2013, Sarah sort à peine de son école, quand elle décide de se lancer en tant que pigiste. Dans un café de la région parisienne, elle passe ses journées avec un camarade d'école, qui tente lui aussi de devenir pigiste. «On entend alors discuter à côté de nous, à une autre table, un homme, qui semble être rédacteur en chef d'un média, on tend l'oreille». Ils finissent par aller lui parler, en lui expliquant leur situation. «Il me propose alors de faire un premier sujet pas payé pour un test. C'était un média qui faisait uniquement du très long format, mais j'accepte, en me disant que ce serait la possibilité d'écrire», raconte Sarah à CheckNews.

«Il a tenté de profiter de ma précarité pour me draguer»

Elle part dans le sud de la France écrire un très long reportage, de 10 000 mots, ce qui représente au moins 8 pages dans un journal comme Libération. «Le sujet avait été validé par le rédacteur en chef, l'angle aussi. Je l'écris, je lui envoie. Et puis là, il me dit que le site est en train de changer de formule, que le patron du site ne veut plus ce type d'article. Il rajoute qu'on peut en discuter autour d'un verre à 21h30, dans Paris».

Sarah trouve ça «un peu louche et pas très pro», mais accepte. «J'étais jeune et précaire, je ne comprenais pas pourquoi ce papier ne passait pas, j'y suis allée pour avoir des explications». Mais, toujours selon son récit, «il ne m'a pas du tout parlé de mon article, et m'a fait un plan drague, en essayant d'en savoir plus sur moi. J'ai essayé plusieurs fois de ramener la conversation vers l'article, mais il ne semblait pas du tout intéressé par cet aspect des choses». Son article n'a jamais été publié. «Mais il a un peu insisté pour qu'on se revoit ensuite, par Twitter, par SMS. J'ai fini par ne plus lui répondre, parce que je considérais que ce n'était pas pro, et qu'il avait tenté de profiter de ma précarité pour me draguer. Ça m'a beaucoup marquée, parce que c'était le tout début. Je me suis dit que je ne me ferais plus jamais avoir».

«Et là il colle son ventre sur mon dos…»

Les témoignages que nous avons recueillis montrent que les pigistes en début de carrière sont particulièrement exposées à ces situations. «Ça n'arrive pas à n'importe quel pigiste. Plus t'es vulnérable, plus t'es peu connue, plus tu dépends d'eux, plus ça a de chance de t'arriver», estime Jade*, qui voilà quelques années, a claqué la porte du bureau d'un rédacteur en chef après s'être sentie en danger.

Alors qu'elle était encore jeune pigiste, en 2012, un rédacteur en chef d'une cinquantaine d'années l'appelle et insiste pour venir chez elle afin de corriger l'article qu'il lui avait commandé. «Je lui dis si vous voulez, je peux me déplacer. Il me dit, non je préfère qu'on fasse ça chez toi. Ça dure plusieurs minutes, il insiste», raconte-t-elle.

Au final, d'après le récit de Jade, le rédacteur en chef lui propose de venir corriger l'article dans les bureaux du média. «C'est très rare qu'on te demande de venir», commente la journaliste. Lorsqu'elle arrive dans le bureau, le rédacteur en chef a imprimé un de ses propres articles. «Pendant que je lis son article, il se met derrière moi et en lisant il me parle et se penche sur moi, je sens sa respiration. Et là il colle son ventre sur mon dos, c'est quelque chose de très particulier. Je lui donne un coup de coude dans le ventre, c'est limite un réflexe. Et là je me barre». L'article a bien été publié, mais elle explique n'avoir «plus jamais proposé» de piges à cette personne.

Ce témoignage, ainsi que les précédents, montrent bien comment ces échanges, en plus de l'impact psychologique, ont un impact direct sur la vie professionnelle des femmes interrogées. Dans tous les cas, en effet, ces échanges ont empêché ou mis un terme à toute collaboration, parfois même avant la publication du premier article.

«Elles ne peuvent pas parler, ou presque»

Contactée par CheckNews, Maryse Jaspard, qui a dirigé la première étude statistique sur les violences faites aux femmes en France, n'est pas étonnée. Ni par les résultats de l'enquête sur le sexisme et les violences sexuelles vécues par les journalistes au travail, ni par les témoignages recueillis.

La sociologue, qui travaille depuis des années sur ces sujets assure que les mécanismes fondamentaux dans la relation agresseur/agressée sont «toujours les mêmes», que ce soit pour les violences conjugales, le harcèlement de rue, ou au travail : «Ce sont des hommes qui ciblent les proies les plus vulnérables. Les pigistes, ici, sont plus exposées car elles sont dans un état de vulnérabilité sociale important. Les plus vulnérables professionnellement n'ont pas les moyens de résister, et de porter plainte, sinon elles se font virer».

Cela expliquerait aussi, selon la sociologue, le fait que ces mêmes femmes ne souhaitent pas souvent témoigner. «Elles ne peuvent pas le faire, ou presque. C'est parole contre parole. Quand il y a une agression sexuelle/viol, c'est un peu plus facile à prouver. Le sexisme, ou le harcèlement, c'est très compliqué».

Elle ajoute, sans faire particulièrement référence au milieu des médias, qu'elle semble ne pas connaître : «Dans certains corps professionnels, ça fait tellement partie des modes de vie, de dire aux femmes de choses sexistes, ça fait partie de la culture d'entreprise. dénoncer ça, c'est très compliqué. On passe un peu pour une prude».

*Les prénoms ont été modifiés

Pour aller plus loin :

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