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Lafarge en Syrie : malgré «Charlie» et le 13 Novembre, le cimentier a entretenu son business

Selon nos informations, le parquet a étendu l’enquête à des soupçons de vente de ciment à des clients liés à l’EI. Assurée par le Quai d’Orsay de ne pas voir son usine bombardée, l’entreprise a maintenu ses relations commerciales jusqu’à la fin de l’année 2015.
par Ismaël Halissat, dessin Laurent Duvoux (Talkie Walkie)
publié le 8 mars 2019 à 16h53

Des tables installées en U, une nappe blanche et quelques bouteilles d'eau. Le 27 juillet 2015, le directeur de la filiale syrienne de Lafarge, Frédéric Jolibois, rencontre les principaux clients de sa cimenterie de Jalabiya. Plusieurs photos jointes à un «mémo» interne de l'entreprise ­immortalisent la réunion. A l'époque, l'Etat islamique (EI) étend par la terreur son califat en Syrie et en Irak et est déjà impliqué dans un premier attentat en France quelques mois auparavant. Dans un hôtel de la ville d'Adana, en Turquie, proche de la frontière syrienne, les responsables de Lafarge envisagent alors une solution pour continuer à vendre du ciment tandis que l'usine de la multinationale est à l'arrêt, après avoir été occupée par le groupe terroriste. Selon des documents internes révélés par Libération, Lafarge a pourtant bien conscience que plusieurs de ses distributeurs sont ­directement liés à l'EI. Quelques mois avant cette rencontre, la multinationale s'était assurée du soutien du Quai d'Orsay et avait obtenu un engagement de poids : les Etats-Unis, qui bombardent des positions de l'Etat isla­mique, ne frapperont pas la cimenterie. L'usine est alors considérée par la diplomatie comme un important «investissement français». Dans le cadre de l'enquête judiciaire qui vise désormais l'entreprise et plusieurs de ses dirigeants, le parquet de Paris a, selon nos informations, formellement étendu le 27 juin les investigations à des soupçons de vente de ciment au bénéfice de ­l'organisation terroriste.

«Bonnes relations»

Durant les premirs mois de l’enquête judiciaire, les magistrats étaient parvenus à identifier trois types de flux financiers dans les relations entre Lafarge et l’EI. Le premier regroupait les sommes fixes payées par le ­cimentier pour permettre le franchissement des différents check-points sur les routes. Le deuxième, une commission proportionnelle versée par les transporteurs mais prise en compte par le cimentier dans ses prix de vente. Et enfin, les achats de matières premières à des fournisseurs liés à l’organisation terroriste. Mais les enquêteurs travaillent désormais sur des centaines de milliers de tonnes de ciment Lafarge qui ont pu être achetées par l’EI et servir sa campagne de terreur.

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Un des quatre principaux clients ­intéresse particulièrement les magistrats : Ahmad M. Ce dernier, qui travaillait avec la multinationale depuis le début de l'année 2011, est décrit dans des documents de l'entreprise comme disposant de «bonnes relations avec l'Etat islamique». A l'époque, Lafarge était d'ailleurs très bien informée quant aux ­besoins en ciment de l'organisation terroriste. Comme l'avait écrit Libération, Frédéric Jolibois avait par exemple été destinataire, en décembre 2014, d'un mail faisant état de la volonté de Daech d'acquérir 150 000 tonnes de ciment. Et c'était justement Ahmad M. qui informait l'entreprise de cette opportunité commerciale. «Daech a besoin de ­ciment pour la Syrie et l'Irak et plus pour leur consommation personnelle que pour le commercialiser», confirmait aussi une note interne à l'entreprise.

«Liste appropriée»

A cette époque, Lafarge fait justement tout son possible pour préserver le bon fonctionnement de ses installations, occupées par l'EI. Le cimentier a l'espoir de vite relancer sa production. Des mails échangés entre le ­cabinet du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius et l'ambassadeur de France pour la Syrie, Franck Gellet, révèlent l'implication de la diplomatie française dans le dossier. Ce dernier est notamment en contact étroit avec Jean-Claude Veillard, directeur sûreté de la multinationale. Le 19 septembre 2014 en fin de journée, Gellet contacte le cabinet de Laurent ­Fabius face à l'arrivée de l'EI dans l'usine. Lafarge craint alors que sa cimenterie soit frappée par un bombardement de la coalition pilotée par les Etats-Unis. «Il convient de protéger cet investissement français […] pour le cas où, Daech en faisant une possible source de lucre, les Américains envisageraient un jour de le bombarder», prévient l'ambassadeur Franck ­Gellet. Martin Briens, l'un des plus proches collaborateurs de Laurent Fabius au ministère des Affaires étrangères transmet au ­ministère de la Défense pour «qu'ils puissent en parler aux Américains».

Quelques jours plus tard, dans un mail de l'ambassade de France aux Etats-Unis, Franck Gellet reçoit la confirmation que le sujet a «bien été évoqué par nos militaires auprès de leurs collègues américains», et que l'usine de Lafarge est «désormais sur la liste appropriée». Mais le 27 janvier 2015, Franck Gellet ­s'inquiète à nouveau d'une possible frappe des Etats-Unis sur la cimenterie dans un mail envoyé au cabinet de Laurent Fabius. «Lafarge sait, par le réseau des distributeurs, que Daech a besoin de ciment pour Mossoul», écrit l'ambassadeur et prévient qu'«il ne faudrait pas que cela conduise les Américains à frapper l'usine dans le cadre de la lutte contre les sources de financement de Daech».

Assuré du soutien du Quai d'Orsay pour préserver le bon fonctionnement de l'usine et dans l'espoir de reprendre un jour ses activités en Syrie, Lafarge prend alors soin de ce précieux «réseau de distributeurs» au cours de l'année 2015. Même si l'un d'eux, Ahmad M., était «clairement identifié comme un distributeur pour Isis [l'EI, ndlr]», confirment les douaniers dans un procès-verbal consacré aux liens des clients de la cimenterie avec l'organisation terroriste. En s'appuyant sur la masse de données saisie dans les ordinateurs de la multinationale, les enquêteurs relèvent aussi que Ahmad M. disposait d'«un compte d'avance ou de garantie [qui] pourrait bien d'ailleurs être tenu» par l'EI. Autre élément ­relevé par les magistrats, ce client était le seul à payer le ciment via un compte bancaire domicilié en Egypte. Enfin, les enquêteurs soulignent qu'un fournisseur de matières premières, également connu pour ses liens avec l'EI, payait même Lafarge via le compte bancaire d'Ahmad M.

Filiale égyptienne

Dans une salle de réception de l'hôtel Adana Plaza, le 27 juillet 2015, c'est justement Ahmad M. qui joue le rôle de porte-parole des distributeurs auprès de Lafarge. Ces derniers attendent des livraisons déjà payées et souhaitent continuer leurs activités. L'entreprise examine alors les solutions pour assurer les livraisons de ciment malgré l'arrêt de son usine syrienne. Concernant l'approvisionnement de Ahmad M., Lafarge envisage de vendre son ­ciment en passant par sa filiale égyptienne. Quelques millions d'euros sont alors encore en jeu. Frédéric Jolibois, en première ligne, n'a pas répondu aux sollicitations de Libé. Il est mis en examen depuis décembre 2017 notamment pour financement du terrorisme. «Comment Lafarge pouvait ignorer que la fourniture de ciment à Daech contribuerait à la construction des routes et des bâtiments permettant la commission des crimes contre l'humanité ?» s'interroge l'association Sherpa depuis sa plainte qui a contribué à lancer l'enquête.

Fin 2015, une nouvelle note «confidentielle» avec le logo de l'entreprise en en-tête, fait un point sur la situation des clients. Celle-ci est datée du 19 novembre. Lafarge évoque une nouvelle fois le fait de vendre du ciment à ses clients syriens liés à l'EI grâce aux usines des pays de la région. De son côté, Daech a pourtant déjà exporté sa terreur à l'étranger. Quelques jours plus tôt, le 13 novembre, à plusieurs milliers de kilomètres de l'usine de Jalabiya, les jihadistes viennent de frapper Paris et Saint-Denis.

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