C'est un grand pas en avant pour les femmes tunisiennes. Depuis le 27 février, les 217 élus du Parlement se penchent sur un projet de loi instaurant l'égalité successorale entre les sexes. Approuvé par le Conseil des ministres le 23 novembre, il doit modifier la norme en vigueur selon laquelle les hommes héritent du double des femmes. Les débats pourraient durer plusieurs semaines. Si ce texte est adopté, il confortera la place de pionnier de la Tunisie en matière de statut des femmes dans le monde arabe.

Publicité

La volonté d'Essebsi de laisser sa marque

Pourquoi maintenant ? A quelques mois de la fin de son mandat, le président Béji Caïd Essebsi (92 ans) entend laisser sa marque, en inscrivant son action dans la lignée de celle du dirigeant tunisien Habib Bourguiba (1956-1987), dont il fut ministre. Celui-ci a fait progresser les droits des femmes, d'abord avec le Code du statut personnel qui, au lendemain de l'indépendance, en 1956, interdit le mariage forcé et la polygamie et facilite le divorce. Puis, ensuite, en leur permettant de travailler et d'ouvrir un compte en banque sans l'autorisation du conjoint. Pour autant, Bourguiba n'a pas touché à la règle de l'héritage, basée sur le Coran. Seule une demande inscrite sur le testament permet aux parents d'accorder une part égale à leurs filles et garçons.

Le 13 août 2018, deux mois après la publication du rapport d'un organe créé l'année précédente à son initiative, le chef de l'Etat annonce un projet de loi censé réformer la répartition de l'héritage entre les deux sexes. L'égalité n'est pas totale : "Le texte prévoit qu'une disposition testamentaire spécifique peut permettre de revenir à la situation antérieure," regrette Khadija Cherif, militante de l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates, qui milite depuis deux décennies pour l'égalité en matière de succession. "Notre projet initial, lui, était parfaitement égalitaire", ajoute-t-elle.

Réticences des religieux

Le changement de norme déplaît à certains. La réforme vise "à déstabiliser la famille et la société; elle aura une répercussion sur la paix sociale", tranche le président de l'Association des imams pour la tolérance et le rejet de la violence, Mohamed Salah Rdid. Elle contredit la Constitution qui précise que l'Islam est la religion du pays, estiment les hommes de foi.

"L'héritage en islam est clairement expliqué dans le Coran. Il ne peut être ni modifié ni interprété", a déclaré de son côté l'ex-ministre des Affaires religieuses Noureddine Khadmi. Les adversaires de la lecture littérale du Coran rétorquent, eux, qu'à l'époque où le livre sacré des musulmans a été écrit, le garçon recevait une part plus importante que sa soeur car l'homme devait entretenir la famille, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd'hui.

"La raison invoquée pour s'opposer à cette réforme est religieuse mais les motivations ne le sont pas toujours", observe Bochra Belhaj Hmida, avocate féministe et présidente de la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibe).

Autre motif de rejet : dans un contexte économique et social difficile, changer la loi successorale n'est pas une priorité. "Les opposants aux réformes sociétales utilisent toujours cet argument, réagit Ahmed Benchemsi, de l'ONG Human Rights Watch. A tort. Faire de la politique, c'est mener plusieurs actions simultanées".

L'argument selon lequel cette question ne touche que les "bourgeoises" est faux, estime la sociologue Khadija Cherif. "Les femmes de milieu rural et ouvrier sont aussi concernées. Celles qui sont actives [29% officiellement, beaucoup plus si on inclut le travail informel] participent au budget du foyer." Les réticences s'expliquent en partie aussi par le passé autoritaire du pays : les islamistes gardent en mémoire les longues années où les avancées en termes de droits des femmes amenaient les parrains occidentaux à tolérer, tant bien que mal, les nombreuses atteintes aux droits humains.

Le dilemme d'Ennahdha

Le parti Ennahdha a choisi, depuis 2016, de devenir un mouvement dont "l'islam n'est pas la finalité, mais un point de référence". Au qualificatif d'islamiste, ses leaders préfèrent désormais celui de "démocrate-musulman", à l'image des démocrates-chrétiens, en Europe. Autant dire qu'il apparaît embarrassé par le projet de loi... Après la publication du rapport de la Colibe, en juin, un communiqué du parti y voyait un "point de départ pour le dialogue social", conforme à ses positions de "défense des droits des femmes". Puis, fin août, par la voix d'Abdelkarim Harouni, président du conseil de la Choura, le parlement interne du parti, la formation refusait "tout projet contraire à la Constitution et aux textes catégoriques du Coran".

"On lira attentivement la proposition de loi et on fera appel à des juristes, explique le député nahdhaoui Nafouel Jamali, interrogé par L'Express. Nous n'aborderons pas la question sur le terrain de la religion mais sur celui de la Constitution. Ceux qui déterminent leur position en se basant sur le Coran ne sont pas des députés d'Ennahdha". Le porte-parole du parti islamiste refuse les "leçons de féminisme" : "Notre parti a soutenu les causes féministes ; c'est celui qui compte le plus grand nombre de femmes au Parlement et dans les conseils municipaux".

"Certains des membres d'Ennahdha soutiennent une évolution, estime Selim Kharrat, mais ils hésitent à le manifester publiquement, par discipline de parti et par crainte de froisser la majorité de leurs électeurs". Le parti islamo-conservateur a d'ailleurs appuyé certaines initiatives en faveur des droits des femmes, souligne Ahmed Benchemsi, d'Human Rights Watch : en 2014, il a voté l'article 21 sur l'égalité des citoyens en droit ainsi que l'article 46 selon lequel "l'Etat s'engage à protéger les droits acquis de la femme, les soutient et oeuvre à les améliorer."

Trois ans plus tard, à l'occasion de l'adoption de la loi sur la violence à l'égard des femmes, se souvient Khadija Cherif, "certains élus nous ont accusées de nous éloigner de l'identité tunisienne, d'importer des préoccupations occidentales". Mais le débat parlementaire, l'audition de nombreux témoins ainsi que le sentiment que le rejet du texte nuirait à leur image à l'étranger, les a conduits à l'adopter à la majorité.

Calcul politique?

Huit ans après la fin de la dictature, la démarche de Béji Caïd Essebsi est parfois perçue comme un calcul politique : "Le problème avec cette loi n'est pas le fond mais le moment de sa présentation, à quelques mois des élections législatives de l'automne, regrette Meherzia Labidi, députée Ennahdha et ancienne vice-présidente de l'Assemblée constituante. Comme tous les partis nous devons prendre en compte l'avis de notre électorat, emprunt de religiosité et attaché aux traditions".

La critique ne vient pas que des élus nahdhaouis. "La Colibe, à l'origine du rapport de l'été 2018, conseillait plusieurs réformes: dépénaliser l'homosexualité, abolir le rôle de chef de famille dévolu au père ou encore instaurer l'autorité parentale partagée, note Selim Kharrat de l'observatoire politique Al-Bawsala. Or le chef de l'Etat n'a pas retenu ces propositions."

Béji Caïd Essebsi chercherait à attiser les divisions entre les groupes de la majorité parlementaire qui soutiennent le chef du gouvernement Youssef Chahed. Le président est brouillé avec son Premier ministre depuis que celui-ci s'est opposé à la volonté de contrôle de son fils Hafedh Caïd Essebsi sur le parti présidentiel Nidaa Tounes, vainqueur des législatives de 2014. La moitié des députés du groupe l'ont quitté au profit d'une "Coalition nationale", favorable à Youssef Chahed, récemment baptisée Tahia Tounes (Vive la Tunisie). Celui-ci a repris à son compte l'alliance formée il y a cinq ans par Nidaa Tounes avec les 68 élus du parti islamiste Ennahdha. Dans ce contexte, s'attaquer à un principe basé sur la loi islamique permet au chef de l'État d'enfoncer un coin entre les partisans "modernistes" de Chahed et les traditionalistes du parti de Rached Ghannouchi.

Changement de mentalité

Si Ennahdha n'a pas encore établi sa position, le parti respectera le vote de l'Assemblée. "Nous sommes démocrates. Si la loi passe, nous l'accepterons", précise Meherzia Labidi. L'opinion n'était jusqu'à présent pas fermement favorable au changement. "Certains sondages indiquent que la moitié des femmes ne sont pas favorables à la parité successorale. Pourtant, le débat lui-même participe au changement des mentalités, se félicite Khadija Cherif, qui parcourt régulièrement les régions reculées du pays. 'Dieu est juste, me disait une paysanne, il y a peu. Pourquoi serait-il contre nous, contre ce que nous faisons?' Les lignes bougent. Le sujet a dépassé les frontières de la Tunisie, il est désormais discuté au Maroc".

Publicité