De l’Afghanistan à la France, le combat héroïque de Khatera pour sortir de l’enfer de l’inceste

Lors d’une émission à la télévision afghane, Khatera a osé dénoncer son père qui la violait depuis dix ans et dont elle a deux enfants. L’héroïne du magnifique “A Thousand Girls Like Me”, sorti en salles le 6 mars, a dû fuir son pays pour échapper aux représailles et vivre enfin libre. Rencontre quelque part en France, en exclusivité pour “Télérama”.

Par Emmanuelle Skyvington, Marie-Hélène Soenen

Publié le 09 mars 2019 à 16h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h59

Lorsqu’elle nous ouvre la porte, Khatera, en pull, jean et baskets, est méconnaissable. Rien à voir avec la jeune Kaboulienne au visage émacié et au regard inquiet découverte dans le bouleversant documentaire A Thousand Girls Like Me (actuellement en salles) réalisé par Sahra Mani. En 2014, Khatera, 23 ans, victime des viols de son propre père pendant une dizaine d’années, fut la première Afghane à briser le tabou suprême de l’inceste pour réclamer justice. Avec, pour seule arme, la certitude que plus jamais une femme ne doit revivre son enfer. En février 2016, menacée pour avoir osé prendre la parole et porter plainte contre son père, elle a quitté l’Afghanistan et rejoint la France avec ses deux enfants nés de l’inceste.

Pour des raisons de sécurité, parce qu’elle est accusée d’avoir « sali » l’image des Afghans en dénonçant des violences sexistes bien ancrées et la faillite du système judiciaire, on dira qu’elle demeure quelque part sur le littoral français. A plus de 7 000 km de Kaboul, Khatera est physiquement et psychologiquement transformée : elle a ôté le voile, son expression a retrouvé de la rondeur et une jeunesse qui semblait à jamais évaporée. Elle a construit, pour la première fois, une vie de famille avec son « fiancé », rencontré quelques mois après son arrivée.

Il est assez émouvant de voir les photos de famille qui recouvrent les murs de son séjour accueillant. « Je suis tellement contente d’être ici avec mes enfants », nous dit-elle en nous montrant des images récentes. « Ma fille a sept ans, mon fils, quatre. Regardez comme ils ont grandi ! » La jeune femme découvre la liberté d’aller et venir, la beauté de la mer (qu’elle n’avait jamais vue), ou encore la surprenante passion, selon elle, des Français pour leurs chiens ! 

Khatera vit désormais en France avec ses deux enfants.

Khatera vit désormais en France avec ses deux enfants. Photo : Léa Crespi

Elle jette un regard sévère sur le grand boxer de son compagnon qui aboie à la porte vitrée, avant de rire de sa phobie canine : « Mon fiancé m’a expliqué : “c’est comme ça ici” ». Jamais scolarisée en Afghanistan, Khatera a commencé à apprendre le français dès son arrivée en 2016 et continue à suivre plusieurs cours par semaine. Fière de se débrouiller, elle a même insisté pour répondre à nos questions sans interprète dari-pachto, sa langue maternelle. Son vocabulaire est encore hésitant, mais ses réponses sont précises et fortes, à l’image de sa détermination.

“J’étais anéantie, comme morte”, Khatera

La jeune femme se souvient du tournant de sa vie : en 2014, transgressant tous les interdits imposés aux Afghanes, elle ose contacter une chaîne de télévision. En plateau, elle dénonce son père devant des centaines de milliers de téléspectateurs, racontant comment il a commencé à lui imposer des relations incestueuses alors qu’elle avait à peine plus de 10 ans. Il l’a faite « avorter » en la frappant au ventre et en provoquant quatre fausses couches. Khatera raconte également comment son père lui a arraché le premier nourrisson né à terme pour « l’abandonner dans le désert ». La jeune Afghane a réussi à garder une fille née en 2012, « qui est à la fois [sa] fille et [sa] sœur ». Lorsqu’elle témoigne à la télévision, drapée dans un niqab noir, elle est de nouveau enceinte.

“Je me suis confiée à ma grand-mère paternelle, qui m’a dit que “‘tous les pères font cela à leurs filles‘”, Khatera 

Khatera n’a pas eu peur, elle n’avait plus rien à perdre. Avant d’oser témoigner publiquement, la jeune fille, qui arrivait parfois à échapper à la surveillance familiale, n’a cessé depuis des années d’alerter ses proches, la police, les voisins, les religieux… Mais son bourreau maîtrise l’art de faire illusion. Après chaque viol, il se rend à la mosquée, fait ses ablutions, prie avec son chapelet. « Mille fois, je suis allée dénoncer mon père », raconte Khatera, le regard fixe, l’air grave. « J’ai dit à quatorze mollahs qu’il me violait. Tous m’ont répondu que c’était impossible, car mon père est un bon musulman. A la police, même scénario. Mon père finissait par ressortir libre du commissariat. Il me frappait, et menaçait de me tuer si je retournais porter plainte. J’étais anéantie, comme morte. » Les femmes de sa famille n’ont-elles pas été d’un plus grand soutien ? Elle grimace. « Je me suis confiée à ma grand-mère paternelle, qui m’a dit que “tous les pères font cela à leurs filles”. Je savais, moi, que ce n’était pas normal du tout ! ».

Khatera, dans A Thousand Girls Like Me, documentaire de Sahra Mani, 2018.

Khatera, dans A Thousand Girls Like Me, documentaire de Sahra Mani, 2018. © Afghanistan Doc House - Les Films du Tambour de Soie - Marmitafilms

Très largement suivi, le témoignage télévisé de Khatera a fait scandale et a créé une onde de choc en révélant le sort atroce de ces milliers de femmes privées de droits, « propriétés » des hommes de leur famille. « Après ma prise de parole, une autre fille a appelé la chaîne pour dire qu’elle était dans le même cas, qu’elle avait cinq enfants de son père, mais n’osait pas témoigner, de peur que son père la tue ». Khatera a soudain la voix tremblante quand elle évoque cette autre femme « qui a eu quatre enfants de son frère. Les petits avaient le visage recouvert de cheveux… Ils souffraient de maladies [génétiques et congénitales, ndlr] ». Ses propres enfants, confie-t-elle, ont souffert d’importants problèmes de santé pour cause de consanguinité. Soignés et suivis, ils vont bien maintenant.

“Après avoir tellement souffert, je suis en vie, heureuse avec mes enfants. Sahra m’a sauvé en réalisant ce film. A mon tour, je veux tenter de sauver d’autres femmes ici”, Khatera

Et de revenir sur l’engrenage et l’injustice criante auxquels sont confrontées les femmes afghanes victimes d’abus sexuels. Bien que victime, Khatera a été accusée de « crime moral » et de « sexe illégal » avec son père. Lors d’une audience au tribunal de Kaboul, un juge demandera à la plaignante « pourquoi elle n’a pas tué ses enfants. Et pourquoi elle ne s’est pas donnée la mort » (sic). Menacée par ses oncles, traquée, elle vit l’enfer pendant des mois. « Nous avons déménagé dix à douze fois après le procès de mon père. Mes enfants grandissaient, on continuait à nous harceler. Je pensais à leur avenir. En Afghanistan, les filles n’ont pas le droit de jouer dehors, de faire des rollers, du vélo, daller à l’école Je me suis dit que je devais partir dans un pays où mes enfants sont protégés. Rien n’est de leur faute. Ils sont innocents », explique Khatera, encore dévastée d’avoir dû laisser sa mère derrière elle, à Kaboul, en danger.

Le 28 février 2016, grâce au soutien de Sahra Mani, d’associations (notamment Amnesty International) et d’avocats, Khatera et ses deux enfants s’envolent pour Paris. L’avion fait une escale de trois heures à Istanbul. « J’ai enlevé mon voile dans l’aéroport en Turquie, dès que j’ai pu. Je veux vivre, sans qu’on me frappe, ni être enfermée, ou porter un foulard et des habits jusqu’aux pieds », explique-t-elle. Quelques heures plus tard, elle arrive en France, son nouveau pays. « Après avoir tellement souffert, je suis en vie, heureuse avec mes enfants. Sahra m’a sauvé en réalisant ce film. A mon tour, je veux tenter de sauver d’autres femmes ici, leur permettre de prendre confiance. C’est ce qui me motive à améliorer mon français. J’espère que ce film sera vu dans le monter entier », conclut-elle en souriant.

KHATERA EN QUELQUES DATES
2004. 
Khatera, 13 ans, commence à subir les abus sexuels de son père
2012. Naissance de sa fille, premier enfant né de l’inceste.
Juillet 2014. Son père, pris en flagrant délit, est arrêté par la police. Khatera est à nouveau enceinte de lui.
2014. Khatera participe à une émission de télévision sur la chaîne afghane. La cinéaste Sahra Mani découvre son témoignage en direct et commence à la filmer quelques semaines plus tard.
Juin 2015. Procès de son père. Des tests ADN prouvent qu’il est bien le géniteur des enfants. Il est condamné à mort : la sentence (pendaison) n’est pas encore exécutée.
Février 2016. Arrivée en France de Khatera et de ses deux enfants.
6 mars. Sortie en salles de A Thousand girls like me.
Le film a été sélectionné dans de nombreux festivals (Columbia Global Center Istanbul, Göteborg Film Festival, FIPADOC 2019/ Impact, Sochi International Film Festival, Kathmandu International Festival Kimff, FIFDH Paris, Global Migration Film Festival, Femme Revolution Film Festival à Mexico, Move It! Festival à Dresde, 18th International Anti-Corruption Conference Copenhagen, 16th Tallgrass Film Festival, Bertha Doc House à Londres, Festival International du Film de Femmes de Salé , au Afghan International Film Festival in Sweden, Sheffield Doc Fest au Royaume-Uni, Human Rights Watch Festival à New-York, aux Hot Docs Canadian International Film Festival…) 
Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus