Homo Drogus : un cri d’alarme contre la « pilule de l’obéissance »

Un essai paru le 6 mars alerte sur le recours excessif à la Ritaline pour traiter les troubles du déficit de l’attention et l’hyperactivité. Pour les auteurs d’Homo Drogus (Harper Collins), il y a là le signe d’une société de contrôle dont parents et enfants seraient les victimes, et la fabrication « en silence, d’une véritable catastrophe pour les générations futures  » .  

Homo Drogus : un cri d’alarme contre la « pilule de l'obéissance »

On la surnomme « pilule de l’obéissance ». La Ritaline est un des noms commerciaux du méthylphénidate (MPH), une molécule dérivée de l’amphétamine. Dans les années 1960, on découvre qu’elle produit un effet paradoxal chez les enfants hyperactifs : au lieu de les exciter, elle les calme. Elle est alors prescrite dans le cadre d’un trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), l’objectif étant d’améliorer la concentration de l’enfant hyperactif et de diminuer son impulsivité. 

Qu’y aurait-il de mal à prescrire un médicament à un enfant souffrant de cette maladie ? Roland Gori, professeur de psychopathologie clinique et psychanalyste, et Hélène Fresnel, auteure, réalisatrice de documentaires et reporter au magazine Psychologies, ne remettent pas en cause les symptômes de cette maladie réelle, pour laquelle un traitement est parfois indispensable.

Ce qu’ils pointent au fil des pages de cet essai particulièrement alarmiste, c’est une tendance au surdiagnostic, et à une délivrance trop rapide de la Ritaline, qui d’une part négligerait des effets secondaires importants – et dont on ne connaît pas les conséquences sur le long terme – et qui est d’autre part, aux yeux des auteurs, caractéristique d’une « santé totalitaire qui médicalise la vie et les émotions  ». 

Homo Drogus, paru le 6 mars 2019 aux éditions Harper Collins

Rupture de stock

Sur le cas précis de la Ritaline, l’augmentation des prescriptions en France est flagrante. Celles-ci ont augmenté de 24 % entre 2016 et 2017, selon les derniers chiffres de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament), avec 738 419 boîtes vendues en 2016, contre 809 225 en 2017. La France est encore loin des Etats-Unis où 10 à 15 % des écoliers américains sont aujourd’hui sous traitement médicamenteux pour TDA/H. Mais l’augmentation est réelle, si bien qu’en 2018, la Ritaline a été pour la première fois en rupture de stock

Les prescriptions du médicament sont-elles excessives ? La question divise les scientifiques depuis plusieurs années. L’ANSM ne recommande la prescription de Ritaline qu’en derniers recours, « lorsque les mesures correctives psychologiques, éducatives, sociales et familiales seules s’avèrent insuffisantes  ». Mais parallèlement, elle affirme qu’« à ce jour, le nombre d’utilisateurs (de la Ritaline) en France reste bien inférieur au nombre estimé d’enfants atteints de TDA/H  ». 

« On ne peut pas dire que l’on en prescrit trop puisque aujourd’hui les troubles de l’attention avec hyperactivité restent sous-diagnostiqués !  », répond également auprès du Parisien Frank Bellivier, chef du service de psychiatrie et de médecine addictologique des hôpitaux Lariboisière, Saint-Louis et Fernand Widal à Paris.

La revue Prescrire a le discours inverse. Elle alerte depuis des années sur les effets indésirables du méthylphénidate, rappelant qu’il est un stupéfiant, avec des contre-indications importantes, et pouvant mener à des complications d’ordre cardiovasculaires et neuropsychiatriques : dépression, anorexie, hallucinations. En février, Prescrire alertait à nouveau sur les excès de recours à la Ritaline, constatant, comme les auteurs d’Homo Drogus la forte augmentation des diagnostics de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) chez les enfants en âge scolaire et leur traitement par la Ritaline. Les excès constatés dans d’autres pays sont à faire connaître largement afin de les alerter « sur les dangers de la dérive d’utilisation des psychotropes pour maintenir les enfants dans une norme comportementale  », écrivait la revue.

Quel héritage pour les générations futures ?

Cette crainte, précisément, celle d’une normalisation comportementale excessive, est développée par l’essai Homo Drogus avec une véhémence qui ne peut que interpeller. « Quel monde terrifiant et halluciné sommes-nous en train de transmettre aux générations futures ?  », s’interrogent les auteurs.

« Il y a une tendance lourde à dépister de plus en plus férocement et précocément les anomalies de comportement »

« Une baisse d’attention, une agitation excessive : un petit cachet, et le tour est joué (…) La Ritaline, c’est la tétine du XXIe siècle, le peacemaker des parents, la garantie d’un parcours sans faute  », écrivent-ils. Puis, plus loin, « au prétexte de décupler nos performances et d’apaiser nos douleurs, un certain discours semble aujourd’hui considérer comme normal de placer des enfants et des adolescents sous camisole chimique, de les inciter à prendre du Xanax en cas de stress ou de les shooter au Prozac, au moindre chagrin d’amour. (…) Il y a une tendance lourde, dans nos sociétés de contrôle, à dépister de plus en plus férocement et précocément les anomalies de comportement  ».

« Nous ne sommes pas du tout anti-médicaments, réagit Hélène Fresnel quand nous la contactons. On va nous dire que nous ne sommes pas légitimes parce que nous ne sommes pas médecins, mais la santé concerne tout le monde, les patients, les malades et les bien-portants. Une enquête sur les enfants hyperactifs m’a conduit à me dire que quelque chose n’allait pas du tout dans la manière dont on pathologisait l’agitation et le comportement des enfants. Certains enfants qui prenaient du méthylphénidate avaient des effets secondaires : retards de croissance, perte de poids, cauchemars, idées noires… Un médicament, ce n’est jamais anodin. Ce n’est pas pour rien que le méthylphénidate doit être prescrit la première fois par un praticien hospitalier, or ce n’est pas le cas pour 30 % des premières prescriptions, qui sont délivrées par des médecins de ville. Théoriquement, ce n’est pas autorisé. Pourquoi le font-ils ? Parce que l’industrie pharmaceutique a développé des stratégies extrêmement agressives , et parce qu’en parallèle les secteurs de la psychiatrie, de la pédopsychiatrie sont sinistrés, souffrent d’un grand manque de moyens et puis les thérapies ne sont pas remboursées alors que les médicaments le sont.  » 

En France, près de 25 % des jeunes ont déjà pris au moins un psychotrope à l’âge de 17 ans

Roland Gori et Hélène Fresnel racontent l’explosion, en quelques décennies, du nombre de pathologies décrites par les classifications psychiatriques internationales. Le « DSM  » (Diagnostic and Statistical Manual of Mental DIsorders) répertoriait une soixante de pathologies au lancement de sa première édition en 1952, et le DSM-5 compte désormais plus de 400 « troubles », l’anxiété sociale (TAS) étant l’un d’entre eux. « Edition après édition, le DSM met en place des protocoles qui « anormalisent » tous les comportements (…) On baisse le seuil de tolérance de la société aux émotions gênantes pour accroître le nombre de psychotropes  », n’hésitent pas à écrire les auteurs, qui rappellent que selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies, près de 25 % des jeunes ont déjà pris au moins un psychotrope à l’âge de 17 ans, et 16 % dans le dernier mois. « On fait de la timidité une phobie sociale, de l’absentéisme scolaire une phobie, de la turbulence un trouble de l’attention et de l’hyperactivité. Il faut dominer ses émotions : c’est le règne de la norme  ». 

Couverture du Meilleur des Mondes faisant référence au soma, la drogue proposée dans le roman à tous les citoyens pour leur permettre d’oublier leur vie. 

L’âge de l’anesthésie 

N’est-on pas pourtant à une époque où l’expression des émotions semble plus acceptée qu’hier ? « En tout cas il ne faut pas faire de vagues, rétorque Hélène Fresnel. Il faut être efficace. Il faut produire. Les émotions perturbent la performance. Il faut du silence. Quelqu’un qui s’énerve dans un open space, ce n’est pas possible. Idem pour un enfant qui, en classe, fait du bruit et bavarde. On dit qu’il faut “gérer ses émotions”, en parlant de l’individu comme une micro-entreprise… Or, il y a aujourd’hui une grande violence dans les rapports humains, dans l’économie, dans le travail. Et l’écoute manque beaucoup. Parfois, il faut juste écouter, accorder du temps à un enfant. On met une couverture chimique sur des problématiques sociales, économiques, intimes, et familiales  ». 

Comment expliquer le déficit d’attention, l’hyperactivité d’un enfant ? Les auteurs laissent la question ouverte. « Ils sont aussi la manifestation de l’inquiétude qui l’agite. De quoi peut-il s’agir ?  », écrivent-ils, évoquant la piste de parents qui « en n’assumant plus leurs fonctions d’autorité, ne lui fournissent plus un cadre protecteur  », mais aussi celle des écrans. « Ses difficultés à se concentrer, à mobiliser son attention,  à apprendre, que disent-elles ? Sont-elles liées à l’excitation, à l’hyperstimulation des écrans et des suggestions consuméristes qui le cernent de toutes parts ?  ». Les hypothèses explicatives sont multiples, et les symptômes bien réels ne peuvent mener à une seule solution médicamenteuse, martèlent les auteurs. 

En 1996, dans un rapport sur la consommation de psychotropes en France, le psychiatre Edouard Zarifian mettait en garde contre la surconsommation française d’antidépresseurs et des benzodiazépines et contre le « développement rapide du marché des psychotropes dans le domaine pédiatrique  ». Vingt ans plus tard, sa prophétie se voit de plus en plus validée. En appelant en conclusion à ne pas « devenir les serviteurs zélés du biopouvoir  », les auteurs d’Homo Drogus font référence à l’emprise de l’État sur les corps et les esprits des individus dénoncée en son temps par Michel Foucault. Cette emprise est aussi à rapprocher de la « mise sous contrôle des affects  » analysée par le philosophe Laurent de Sutter dans L’Age de l’anesthésie (Les liens qui libèrent, 2017). Il y fustige une société qui à coup d’antidépresseurs, somnifères, excitants ou drogues diverses, tend « toujours davantage vers une domestication calme et silencieuse de ses sujets  ». 

 

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Image à la Une : Comprimés de Ritaline. Wikipédia Commons. 

 

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