Le front populaire et l’interdiction de manifester

En Bretagne comme dans le reste de l’hexagone, le front populaire est le moment d’un intense paradoxe1. Si l’espoir né du résultat des élections législatives de 1936 ne tarde pas à s’essouffler, l’empreinte laissée dans les consciences est durable, qu’il s’agisse d’une mémoire qui patrimonialise la séquence au sein d’une véritable « mythologie des gauches » ou, au contraire, de contempteurs qui scellent ce faisant une rupture dont le régime de Vichy n’est, d’une certaine manière, qu’une lointaine réplique. En témoigne par exemple la grève qui secoue au printemps 1937, à Nantes, le secteur du bâtiment, conflit social qui mobilise de l’aveu même de L’Ouest-Eclair, pourtant peu suspect de sympathie envers le Front populaire, «  de 1 500 à 2 000 » personnes2, et qui illustre bien les vicissitudes de la majorité de gauche face au mouvement social.

Nantes dans les années 1930. Carte postale (détail). Collection particulière.

Cet arrêt de travail appelle toutefois quelques remarques. Tout d’abord, il convient de souligner que les grèves du Front populaire, contrairement à ce que veut bien suggérer la mémoire collective, ne se limitent pas à l’été 1936. A Nantes, les ouvriers du bâtiment réclament à partir du mois de février 1937 un alignement des salaires sur ceux pratiqués dans la métallurgie, la mise en place de contrats collectifs ainsi qu’une politique de grands travaux. Classiquement, le conflit est au point mort puisque le patronat pose comme préalable au démarrage des négociations le retour au travail, ce que les organisations syndicales, bien entendu, refusent. Moment extraordinaire, le Front populaire n’en découle pas moins d’un jeu social dont les règles sont aussi établies qu’attendues, chacun exécutant sa partition à la lettre.

Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’avec le temps les esprits s’échauffent. C’est du reste ce que note l’édition nantaise de L’Ouest-Eclair dans sa livraison du 27 avril 1937. Le journal catholique se plait en effet à dénoncer « un état d’esprit que la prolongation de cette pénible grève, que l’on désespère parfois [de] voir se terminer, contribue à irriter ». Mais si la durée de la grève est bien entendu un facteur de crispation, elle ne saurait à elle seule résumer le contexte de l’époque. En témoigne ainsi la « une » du célèbre quotidien en ce 27 avril 1937 : sur trois colonnes s’étalent les « conflits sociaux » et les « conflits économiques » tandis qu’entre deux faits divers dramatiques – un accident de voiture et une explosion dans une poudrerie près de Pontoise – se dévoile une situation internationale des plus confuses avec d’une part les alliances diplomatiques franco-britanniques qui, implicitement, ciblent le Troisième Reich, d’autre part la guerre d’Espagne.

C’est bien ce double contexte, propre d’une part à la longueur du conflit mené par les ouvriers nantais du bâtiment, d’autre part à l’extrême conflictualité politique du moment, tant sur le plan intérieur qu’extérieur, qui explique les débordements survenus le 26 avril 1937 à Nantes, devant les bureaux du président de l’Union des entrepreneurs du bâtiment et de travaux publics de Loire-Inférieure. Après avoir classiquement conspué le dirigeant patronal, des « mottes de terre » puis des « briquettes de charbon, prises dans un chantier voisin de celui de l’entrepreneur », sont lancées contre l’édifice, brisant un certain nombre de fenêtres. Sorti pour faire face aux manifestants, le président de l’Union des entrepreneurs du bâtiment est pris à partie tandis que sa voiture est renversée, les roues et les vitres étant « brisées » par les grévistes.

Ouvriers du bâtiment, sans lieu ni date. Collection particulière.

Relativement modestes eu égard à la violence que l’on peut observer, par exemple, le 6 février 1934, ces débordements n’en suscitent pas moins une réaction très ferme des dirigeants patronaux, complaisamment relayée du reste par L’Ouest-Eclair, qui dénoncent, de manière fort attendue, une atteinte à l’ordre public et à la propriété privée. Mais c’est sans doute du côté d’Auguste Pageot, maire de Nantes, que l’embarras est le plus sensible. Militant CGT des Postes, vénérable de la Grande Loge de France et membre du Parti socialiste SFIO, il est un fervent soutien du Front populaire et ne manque pas d’exprimer son soutien aux ouvriers du bâtiment en grève, organisant notamment diverses actions de solidarité dont des distributions de nourriture. Il est d’ailleurs lui-même élu lors des élections législatives de 1936. Pourtant, comme une illustration de la confrontation aux réalités du pouvoir, sa réaction aux débordements du 26 avril 1937 paraît étonnement peu favorable au mouvement social puisqu’Auguste Pageot prend le lendemain un arrêté interdisant « tous cortèges, rassemblements et manifestations » sur la voie publique3. De là crier aux « socio-traitres », il y a un pas que certains n’hésiteront bien entendu pas à franchir. Précisons toutefois qu’il s’agit d’une position minoritaire puisque les électeurs ne semblent pas vraiment lui en tenir rigueur, eux qui lui accordent en octobre 1937 un nouveau mandat de conseiller général.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 Pour une synthèse sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016.

2 « Un violent incident rue Dubreuil devant le chantier du président de l’Union des entrepreneurs du département », L’Ouest-Eclair (édition Nantes), 39e année, n°14 780, 27 avril 1937, p. 5.

3 « La grève du bâtiment », L’Ouest-Eclair (édition Nantes), 39e année, n°14 781, 28 avril 1937, p. 5.