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Mossoul : la victoire des écoliers

Pour rejoindre l’école, les enfants doivent marcher dans les gravats de la vieille ville, presque entièrement détruite.
Pour rejoindre l’école, les enfants doivent marcher dans les gravats de la vieille ville, presque entièrement détruite. © Frédéric Lafargue
De notre envoyée spéciale Flore Olive , Mis à jour le

Ils sont l’espoir d’une ville en ruine. Traumatisés par quatre années de bombes et d’oppression djihadiste, des milliers d’enfants irakiens réapprennent à vivre. Un an après la fin d’une guerre qui a fait plus de 10 000 morts et a rasé le centre historique, des profs s’efforcent de leur construire un avenir. 

Les filles ont cours le matin ; les garçons, l’après-midi. Lorsqu’ils se croisent à mi-journée dans un déferlement de couleurs, de rires et de cris, une cacophonie de voix haut perchées, c’est un tourbillon de vie qui balaie ce paysage mortifère et désolé. La pluie de ce début d’hiver a transformé les rues de Mossoul en pataugeoire. La boue rouge colle aux chaussures des enfants qui traversent les flaques sur des planches bancales. Plus dangereux que les trous d’eau, des pans d’étages pendent dans le vide, énormes blocs de béton et de ferraille prêts à s’effondrer… Très peu de familles sont revenues vivre dans la vieille ville, où s’étaient réfugiés les derniers combattants de Daech .

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A l’école selon l’Etat islamique, les filles étaient bannies et les garçons n’apprenaient que la haine. Avant de rebâtir l’école primaire Al-Hafsa, il a d’abord fallu, tout autour comme à l’intérieur, déblayer et enlever les cadavres qui pourrissaient. « Sur le toit, on a trouvé les corps de deux enfants de Daech et de deux snipers. Dans une pièce, un sac de sport rempli de dinars irakiens, des kalachnikovs, des grenades, des mortiers entreposés que nous avons remis aux autorités. Et dehors, il y avait plus d’une centaine de dépouilles », explique Odeï, un voisin qui a participé aux opérations de nettoyage.

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L’école Al-Hafsa est la première de la vieille ville à avoir rouvert.
L’école Al-Hafsa est la première de la vieille ville à avoir rouvert. © Frédéric Lafargue / Paris Match

Reconstruite grâce à des dons de riches Mossouliotes et des dotations de l’Unicef, ainsi qu’à la force des bras d’anciens habitants du quartier, tous volontaires, l’école Al-Hafsa a ouvert ses portes le 20 août dernier. Tous les jours, sauf les vendredis et les samedis, elle accueille 650 élèves de 6 à 10 ans. Des écoliers pas comme les autres, car ils restent avant tout des enfants de la guerre, meurtris par leurs souvenirs. Les treize enseignants, originaires de Mossoul Est, de l’autre côté du Tigre, se sont adaptés. « Nous faisons attention à ne pas avoir de gestes trop brusques, explique la directrice. Mais c’est frappant : dès qu’on leur fait le moindre petit reproche, pour un devoir mal fait ou quoi que ce soit d’autre, ils se mettent à pleurer… Dès qu’il y a un claquement de porte, un bruit trop fort ou trop sec, ils sursautent et deviennent nerveux. »

La discipline est de rigueur et les entrées en classe se font en rang.
La discipline est de rigueur et les entrées en classe se font en rang. © Frédéric Lafargue / Paris Match

Pas de formation spécifique pour eux. Alors, ils se fient à leur instinct. La première difficulté : remettre à niveau ces enfants qui, pour la plupart, ne sont pas allés en classe depuis près de quatre ans. Pour le moment, les instituteurs s’évertuent à leur apprendre – ou à leur rappeler – les bases de la lecture et de l’écriture. Ils ont aussi de sommaires exercices de gym : alignés en rang dans la petite cour, ils effectuent pour l’essentiel quelques moulinets des bras, extensions et étirements. Au début comme à la fin des cours, les élèves se rassemblent pour chanter l’hymne irakien et saluer le drapeau. Un rituel important, selon les autorités, soucieuses d’insuffler à ces écoliers, héritiers d’un monde disloqué, le sentiment d’appartenance à la République irakienne.

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Parmi eux se trouvent des orphelins, de père, de mère, ou des deux. Beaucoup d’Irakiens considèrent que la perte du père est particulièrement terrible, tant les difficultés à exister dans cette société patriarcale sont grandes pour les femmes seules. Mais aucun de ces enfants ne vit dans un orphelinat : ici, les familles sont nombreuses, et on trouve toujours un oncle, une tante, un frère ou une sœur pour prendre soin d’eux. Il y a là Ilaf et Isra, 6 et 8 ans, retrouvées avec leur mère sous les décombres de leur maison, seules rescapées d’une fratrie de onze ; Nour, 9 ans, défigurée après qu’une femme kamikaze, cachée parmi les familles qui fuyaient les combats, s’est fait exploser tout près d’elle. Sa mère : tuée sur le coup. Son père : un grand brûlé à l’agonie, presque un mort-vivant.

Nour, 9 ans (au centre), est revenue à l’école depuis quinze jours. Elle a été grièvement brûlée lorsqu’une femme kamikaze s’est fait exploser près d’elle.
Nour, 9 ans (au centre), est revenue à l’école depuis quinze jours. Elle a été grièvement brûlée lorsqu’une femme kamikaze s’est fait exploser près d’elle. © Frédéric Lafargue / Paris Match

Nour a perdu plusieurs doigts et porte sur le visage les marques de profondes brûlures. Un médecin italien, membre d’une organisation humanitaire dont elle a oublié le nom, lui a dit que c’était « réparable ». Alors, sa sœur Zynab, 20 ans, qui l’a recueillie, espère un prochain voyage en Europe, même si elle n’a plus de nouvelles de ce docteur. Nour, elle, n’est revenue à l’école que depuis deux semaines. En classe, elle s’assoit entre ses nièces, les filles de Zynab. « Nous faisons tout pour qu’elle se sente à l’aise, qu’elle participe », explique l’institutrice. Et ça marche. La petite fille est aux anges. Elle lève la main, pose des questions, émouvante avec son air efflanqué et sa couette sur le haut de la tête.

Les enseignantes portent aussi une attention particulière à Hareth. La directrice a accepté de l’inscrire, bien qu’il ait déjà 13 ans et n’aime pas l’école… Derrière ses lunettes aux verres épais, il a des yeux immenses et le regard doux. L’air pensif, il écoute les adultes raconter sa tragédie, comme si elle était celle d’un autre. « Son père est tombé là, devant lui, au milieu du patio qu’il traverse dix fois par jour pour aller de la chambre à la cuisine », raconte Daoud, un voisin et ami. On nous désigne la balustrade, au deuxième étage, par-dessus laquelle l’homme a été jeté par les guerriers de Daech. Aujourd’hui, Hareth habite avec sa tante, Baïda, et son oncle, Ali Husein Mohammad, qui ont retrouvé leur maison après avoir passé un an dans un camp de réfugiés.

Hareth a 13 ans, il est orphelin. Les enseignants ont quand même accepté de le scolariser en primaire dans l’école de son quartier dévasté.
Hareth a 13 ans, il est orphelin. Les enseignants ont quand même accepté de le scolariser en primaire dans l’école de son quartier dévasté. © Frédéric Lafargue / Paris Match

La famille de l’adolescent a été une des dernières à quitter le quartier. La bataille de Mossoul était sur le point de se terminer, et ils avaient vécu trois ans sous le règne de Daech. Les forces de la coalition bombardaient encore la vieille ville, mais l’armée irakienne n’était plus qu’à quelques rues. Il fallait fuir, ne pas rester avec les derniers combattants djihadistes. Le 2 juillet 2017, à la nuit tombée, Hareth, sa mère, son petit frère et sa petite sœur osent enfin s’aventurer dans les ruelles de la vieille ville, jusqu’au carrefour au-delà duquel se trouvent les forces spéciales irakiennes. Il ne leur reste plus que quelques mètres à parcourir lorsqu’une déflagration retentit. Une grenade. Hareth est touché à la joue. Il est encore conscient lorsque, quelques secondes plus tard, tombe une bombe. « Quand je me suis réveillé, j’ai cru que ma mère dormait, mais elle était morte », dit-il. Son petit frère et sa petite sœur aussi ont été tués.

Hareth n’aime pas l’école. Il voudrait devenir charpentier, comme son père, tué par Daech.
Hareth n’aime pas l’école. Il voudrait devenir charpentier, comme son père, tué par Daech. © Frédéric Lafargue / Paris Match

Souvent, Hareth s’assoit là, sur une grosse pierre, au milieu des gravats. Il regarde l’angle de cette rue du quartier de Makkawi, juste en face. Epargné par les frappes aériennes, le bâtiment aux murs peints en vert abritait un magasin. Sa mère gisait sur le pan de trottoir, au pied du rideau de fer qui est resté baissé. Le propriétaire n’est jamais revenu. Baïda se sent démunie face à cet adolescent solitaire. « Il n’arrive à se concentrer sur rien, il ne peut rien retenir ; c’est comme si ces événements avaient pris toute la place dans sa tête. » Hareth rêve de devenir charpentier, comme son père et comme son oncle, qui vient de rouvrir son petit atelier au milieu des ruines. « Depuis les années 1980, on n’a connu que la guerre », explique ce dernier en montrant sur son corps les cicatrices de ses sept blessures. « On avait beaucoup de patience, mais on l’a perdue. » De sa poche, il sort le certificat qui atteste qu’il n’a pas appartenu à Daech, dont l’un des combattants était un homonyme. Pour être disculpé, Ali Husein a dû faire des tests ADN.

Les filles ont cours le matin. Sur leur dos, les sacs à dos distribués par l’Unicef
Les filles ont cours le matin. Sur leur dos, les sacs à dos distribués par l’Unicef © Frédéric Lafargue / Paris Match

Hareth a beaucoup d’amis. Des amitiés solides, à la vie, à la mort. « Nous jouons, nous lisons ensemble, nous faisons tout ensemble », dit-il, enfin loquace. Avec Mustafa, Yousef, Ayud et les autres, il sort du quartier où il a vu mourir sa famille. Ils arpentent la rue Al-Farouk, qui était, avant la guerre, une des principales artères commerçantes de la vieille ville. Là, dans les décombres encore truffés de mines et d’explosifs, ils jouent à cache-cache. « Quand je me sens mieux, explique Hareth, je peux rentrer. Et puis, l’école aide aussi. Elle fait passer les journées plus vite. » Mais ce qu’il aime, c’est la musique… Des chansons qui parlent de frères, de sœurs. Sa tante les écoute parfois avec lui, et ils pleurent tous les deux. Pourtant, à la fin, Hareth se sent mieux. Il pose sur les paroles les visages de ceux qu’il a aimés. « Penser à eux me réconforte, c’est comme les garder. » 

Elise Boghossian: "Le niveau de traumatisme de ces enfants est banalisé

Elise Boghossian, humanitaire, diplômée en médecine chinoise, se définit comme "acupunctrice en zone de guerre".
Elise Boghossian, humanitaire, diplômée en médecine chinoise, se définit comme "acupunctrice en zone de guerre". © Elisecare

Paris Match. Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous vous heurtez avec ces enfants ?
Elise Boghossian. Qu’ils soient rescapés du terrorisme ou des bombardements de la coalition, le niveau de traumatisme de ces enfants est banalisé. Dans un pays où 60 % de la population a moins de 18 ans et n’a connu que la guerre, la violence est devenue un mode de fonctionnement au quotidien. C’est très facile : une femme bat ses enfants, un homme bat sa femme, les enfants sont dans la rue, ils se battent entre eux, ce sont des survivants, ils reproduisent toute la violence qu’ils ont subie. Ces comportements se sont tellement répandus que les thérapeutes, qui ne sont pas formés à prendre en charge le traumatisme, laissent cela en l’état. En prenant comme point de départ les symptômes de l’enfant au moment où il consulte et non son traumatisme, ils n’attaquent pas le problème par la bonne voie. Certains enfants peuvent aussi se retrouver avec des traitements très lourds qui ne sont pas justifiés. Quand on les récupère à la sortie de la guerre, il faut les scolariser, les mettre dans des orphelinats ou leur trouver des familles d’accueil, tout le monde attend d’eux qu’ils reprennent leur vie là où ils l’avaient laissée sans tenir compte du traumatisme. Comment nous, thérapeutes, pouvons détricoter ce processus devenu normal dans leur mode de vie, leurs pensées. Il faut qu’ils redeviennent des enfants, retrouvent une forme d’insouciance, pour pouvoir tisser des liens de confiance avec le monde des adultes, s’identifier dans des projets. Au départ, dans les ateliers de créativité que nous mettons en place, ces jeunes victimes n’arrivent pas à se projeter dans le temps, que ce soit dans la confection de marionnettes, les pièces de théâtre ou les dessins. Ils ont pourtant une grande capacité de résilience. On voit des résultats tout de suite sur le pipi au lit, sur les douleurs du ventre, sur la violence et la manière dont ils tissent des liens sociaux, parlent, s’expriment.

Pensez-vous que, sur place, le traumatisme n’est pas assez pris en compte et formez-vous des thérapeutes ?
La plupart du temps, les “psychologues”rencontrés à Mossoul ne sont pas psychologues mais travailleurs sociaux. Ils ont l’expérience du terrain mais pas forcément les connaissances ou les outils pour prendre en charge le traumatisme. Nous avons déjà formé trente psychologues et, à Mossoul, nous devons, dans les cinq années à venir, en former quatre-vingts de plus. Tous les mois ont lieu des formations d’une semaine avec des universitaires, des spécialistes reconnus et réputés. La première fois que je suis allée à Mossoul, j’ai rencontré une psychologue qui était en fait travailleuse sociale et voyait deux ou trois malades par jour. Quand je lui ai demandé comment elle prenait en charge le traumatisme, elle n’a pas compris la question. Son travail consistait à écouter, à donner des conseils pour l’éducation des enfants, mais il n’y avait aucune approche du traumatisme. J’ai déjà entendu une psychologue dire à une patiente : “Mets un peu de vernis, maquille-toi et ça ira mieux.” Pourtant, le traumatisme et le post-traumatique nous enseignent ce dont souffrent ces enfants, nous aident à tisser ce lien essentiel entre eux et les adultes. Quand ce terreau de confiance avec un adulte est retrouvé, cela devient plus facile de dialoguer. Les enfants des rues vivent comme si aucun adulte n’était capable de les sécuriser.

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Nous tentons d’aider les parents à retrouver leur autorité et nous prenons en charge les femmes

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Quelles méthodes utilisez-vous pour les soulager ?
Nous utilisons l’EMDR [une thérapie de stimulation sensorielle qui se pratique par mouvements oculaires et stimuli auditifs, NDLR], mais aussi les techniques de psychologie classique en ateliers individuels ou en thérapie de groupe. Parce que les enfants ne s’expriment pas spontanément, nous développons aussi l’art-thérapie, les ateliers de création de marionnettes, la sophrologie et l’acupuncture, qui agit plutôt sur les symptômes physiques de ceux qui font pipi au lit, sont incapables de manger ou de parler, mais aussi sur les cauchemars, les maux de ventre, les allergies cutanées… Comme ils sont carencés, ils ont la peau très abîmée, ridée, et des problèmes capillaires. Le suivi est continu, et les enfants qui le veulent peuvent venir tous les jours. Ils sont vingt dans les ateliers de groupe, qui durent deux heures. Les filles y font beaucoup de colliers de perles, chacune représentant les membres d’une famille, et tous les matins nous formons des cercles de la confiance ou de l’amitié. Les enfants y racontent leur nuit, ils ont une boîte à trésors pour mettre leurs dessins et, s’ils ont un chagrin, ils essaient de dessiner ce qui leur a fait de la peine avant que l’on enterre ces dessins selon certaines techniques. Souvent, ils s’expriment pendant ces ateliers créatifs.

Lire aussi. Elise Boghossian, acupunctrice de guerre

Vous occupez-vous aussi des familles ?
Nous tentons d’aider les parents à retrouver leur autorité et nous prenons en charge les femmes. Souvent, elles n’ont aucune autorité sur ces enfants parce qu’elles sont elles-mêmes encore choquées ou en dépression. Elles souffrent d’un stress post-traumatique si important qu’elles ne remplissent plus leur rôle de parent protecteur. Dans les deux orphelinats que nous gérons, où se trouvent cinquante orphelins de père et de mère, nous avons mis à l’administration comme à la gestion des mères de famille dans un processus de résilience positif. Ces veuves sont devenues des mères de substitution et ça marche bien parce qu’elles sont originaires du même village que les enfants, parlent la même langue et ont les mêmes codes. 

elisecare.org

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