Pourquoi l'Égypte reste-t-elle le pays qui excise le plus de femmes au monde ?

Peuplée de 97 millions d'habitants, l'Égypte paraît bien loin des pays où les actions contre les mutilations génitales féminines commencent à porter leurs fruits.

Par Ariane Lavrilleux, au Caire

L'excision, ablation partielle ou totale des organes génitaux externes féminins, est une tradition qui remonte au temps des Pharaons et entend, selon la coutume, « purifier » les femmes de la tentation sexuelle.

L'excision, ablation partielle ou totale des organes génitaux externes féminins, est une tradition qui remonte au temps des Pharaons et entend, selon la coutume, « purifier » les femmes de la tentation sexuelle.

© FILIPPO MONTEFORTE / AFP

Temps de lecture : 6 min

« Après près de 100 ans d'efforts pour lutter contre, l'excision est toujours largement répandue », déplorait, non sans emphase, le président du Conseil national de la population, Amr Hassan, le 6 février dernier, lors de la Journée internationale de lutte internationale contre l'excision (qui désigne toutes les mutilations partielles ou totales des organes génitaux féminins). « Le problème n'est peut-être pas notre stratégie, mais son application ; nous devons travailler plus activement dans tous les villages, développer des campagnes de sensibilisation visant spécifiquement les hommes et les médecins et faire appliquer la loi », précise au Point Afrique ce gynécologue qui a rejoint en décembre 2018 le conseil chargé de la lutte contre l'excision, sous l'autorité du ministère de la Santé.

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80 % des excisions réalisées par des médecins

La tradition commence à reculer dans les jeunes générations, avec 70 % des 15-19 ans sexuellement mutilées en 2015, contre 81 % sept ans plus tôt, selon l'Unicef-UNFPA. Mais la majorité des Égyptiens (en particulier les hommes) continuent de soutenir cette pratique, qui remonterait à l'époque pharaonique ; alors que la plupart des autres pays africains concernés ont vu leurs opinions publiques radicalement évoluer et prendre position contre (selon le dernier rapport de l'Unicef-UNFPA).

La moitié des Égyptiens pense que l'excision est un devoir religieux, même si le mufti, autorité sunnite d'al Azhar, a répété à plusieurs reprises que cette pratique était contraire à l'islam. En 2008, l'excision est devenue un crime et les peines encourues par les exciseurs et parents complices ont même été alourdies en 2017. Pourtant, 80 % des filles excisées le sont par des personnes ayant le titre de médecin, dans des cliniques privées ou petits hôpitaux de campagne. En dix ans, seulement trois procès ont eu lieu contre du personnel médical et des parents ayant causé la mort de jeunes filles en voulant les exciser.

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Six programmes de lutte contre l'excision depuis 2003

Le Caire était certes en pointe en 1994 en accueillant la première Conférence internationale pour l'élimination de l'excision, mais les discours ont-ils été suivis d'actions à la hauteur du défi ? Dans les années 1990, la première dame Suzanne Moubarak s'était positionnée en faveur des droits des femmes et avait créé une ligne téléphonique spéciale. Sous l'effet des premières campagnes nationales insistant sur les dangers de l'opération, les parents se sont peu à peu tournés vers des médecins excisant sous anesthésie, au lieu de recourir à des sages-femmes locales.

Depuis 2003, les agences de l'ONU et plusieurs gouvernements occidentaux ont alloué près de 19 millions* de dollars à six différents programmes des autorités égyptiennes, visant à criminaliser l'excision et à faire évoluer les mentalités dans des centaines de villages. Une aide qui peut sembler dérisoire en comparaison, par exemple, de l'aide militaire américaine qui s'élève chaque année à 1,3 milliard de dollars.

Des oppositions politiques et religieuses

Par ailleurs, les organisations internationales rappellent que l'instabilité politique à la suite de la révolution de 2011 et la présidence éphémère des Frères musulmans entre 2012 et 2013 ont freiné le combat contre l'excision. Des députés islamistes avaient même proposé de légaliser la pratique, mais la Cour constitutionnelle avait finalement rejeté leur demande. Au lieu de mener des actions de sensibilisation contre l'excision, une partie des efforts et des fonds est consacrée au maintien des lois existantes, assure Mona Amin, ex-responsable des programmes anti-FGM au Conseil national de la population. Ce conseil avait reçu 4,6 millions d'euros de l'Union européenne entre 2011 et 2017. Durant cette période, seuls 440 jeunes procureurs et 80 médecins ont été sensibilisés à la nécessité de combattre l'excision. Bien moins qu'en Éthiopie, un pays aussi peuplé qui, en quatre ans, a mené des formations auprès de plus de 2 000 acteurs médicaux et 240 entités chargées de faire appliquer la loi.

« Au-delà des récents troubles politiques, les programmes de lutte contre l'excision en Égypte n'ont pas été assez contrôlés et évalués », estime Magdy Helmy de l'ONG Caritas. Dans les années 2000, l'Unicef et le Conseil égyptien de la maternité avaient convaincu 70 villages de se déclarer contre l'excision. Mais aucune étude n'a vérifié depuis si les paroles s'étaient localement traduites en actes, car « le sujet reste trop sensible pour les autorités », indique Magdy Helmy. Des rapports de l'UNFPA et de l'Union européenne relèvent également le manque d'évaluation précise des programmes qui ont suivi.

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Des ONG tenues à l'écart

Plusieurs ONG critiquent, quant à elles, leur mise à l'écart. Depuis 2011, elles ont été la cible d'une intense répression étatique et de campagnes médiatiques les accusant d'être au service d'intérêts étrangers. À la suite de la révolution et de la chute d'Hosni Moubarak, des dizaines d'ONG défendant les droits humains et les droits des femmes ont été visées par la justice égyptienne. De nouvelles réglementations ont placé toutes les organisations de la société civile sous étroite surveillance de l'État. Même la coalition Kamila, regroupant 120 organisations contre l'excision, a été interdite de subventions étrangères par la sécurité d'État égyptienne en 2015.

Cette même année, le Conseil national de la population annonçait en grande pompe, dans un hôtel luxueux du Caire, le lancement d'une nouvelle stratégie quinquennale (2015-2020) pour mettre fin à l'excision grâce à plusieurs ministères, l'institution sunnite Al Azhar, l'Église copte et le soutien du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). À l'époque, les ONG doutaient de sa concrétisation sur le terrain.

Quatre ans plus tard, la colère a remplacé le scepticisme de Randa Fakr al Din, à la tête de la coalition Kamila : « Il n'y a eu aucune action réelle sur le terrain, mais beaucoup d'argent dépensé pour organiser des conférences et payer des consultants extérieurs. » Selon elle, plus de la moitié des fonds du conseil auraient été mal utilisés, voire détournés. Des accusations que rejettent catégoriquement le Pnud, le Conseil national de la population ainsi que ses deux anciennes expertes qui étaient en charge des programmes contre l'excision jusqu'en 2018 (Mona Amin et Vivian Fouad). En 2017, un des pays européens donateurs a tout de même suspendu sa subvention estimant que ce conseil était incompétent. En 2018, l'Union européenne n'a pas renouvelé son soutien financier à la stratégie nationale censée se poursuivre jusqu'en 2020.

Les audits européens n'ont démontré aucune irrégularité, assure l'ambassadeur de l'UE en Égypte, Ivan Surkoš, qui pointe néanmoins « les lentes et complexes procédures bureaucratiques [égyptiennes] » pour expliquer l'arrêt des subventions européennes. Ainsi, en 2017, alors que l'Europe proposait un chèque de 4,6 millions d'euros pour aider le ministère de la Justice dans sa lutte contre l'excision, ce dernier a fait traîner la signature de l'accord jusqu'à ce que les fonds européens retournent à Bruxelles.

Éradiquer l'excision en 2025 ?

Les temps ont changé, veulent néanmoins croire les ONG comme les organismes internationaux séduits par le volontarisme affiché du nouveau dirigeant du Conseil national de la population, Amr Hassan, qui « ne veut pas diminuer le nombre d'excisions, mais éradiquer la pratique ». Un nouveau plan d'action pour 2020-2025 est en préparation et les ONG ont été invitées à réfléchir à son élaboration. Si la tendance observée par les dernières statistiques de 2015 se confirme, l'excision devrait en moyenne continuer de reculer (en particulier dans les zones urbaines). Mais les efforts doivent redoubler d'intensité, prévient l'Unicef, car, en réalité, le nombre d'Égyptiennes excisées pourrait mécaniquement augmenter dans les années à venir, à cause du boom démographique. Rien que cette année 2019, les chiffres sont alarmants, avec un demi-million d'Égyptiennes qui risquent de subir une mutilation de leurs organes génitaux.

* Selon les documents fournis par le PNUD, 13 510 644 dollars ont été alloués entre 2003 et 2018 auxquels se sont ajoutés 5 327 689 dollars affectés par l'UNFPA à l'Egypte entre 2008 et 2017.

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