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Les chimpanzés ont une culture. Et l'Homme est en train de la détruire
©ROSLAN RAHMAN / AFP

Tragique

Espèce menacée d'extinction, les chimpanzés sont aussi touchés par un autre fléau : la perte de leur culture.

Pascal Picq

Pascal Picq

Pascal Picq est paléoanthropologue et maître de conférence au Collège de France. Il publie Un paléoanthropologue dans l'entreprise.

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Atlantico : Quels mécanismes entrainent la perte de cette diversité culturelle au sein des grands singes et notamment des chimpanzés ?

Pascal Picq : Cette perte de biodiversité frappe malheureusement beaucoup trop les espèces dites "sauvages ", car, en fait, toutes les espèces subissent des modifications en raison de leurs contacts avec des populations humaines. Ces espèces complexes que sont les grands singes, mais aussi d'autres comme les dauphins ou les éléphants ont l'habitude de transmettre leurs expériences d'une génération à l'autre, c'est ce que l'on appelle la culture. Elles ont bâti leur adaptation sur la transmission de ces savoirs et c'est ce qui est en train de disparaître.

Cela pose des questions parce qu'on s'aperçoit que la conservation des espèces complexes proches de nous ne se limite pas à la préservation de l'habitat, de la population et des gènes. Leur condition de vie, leur moyen de déployer des innovations et de les transmettre face au changement d'environnement est au moins aussi important. Jusqu'à présent, l'idée de préserver une espèce consistait à les mettre par exemple dans des zoos ou dans une banque de gènes. On s'aperçoit désormais de cette dimension supplémentaire qui est liée aux comportements qui s'apprennent et qui se transmettent. Toutes ces espèces partagent le fait d'avoir des périodes de la vie allongées - gestation, enfance, âge adulte, longévité - et des vie sociale intenses. Une partie de leur adaptabilité repose sur l'apprentissage, les traditions, les innovations et leurs transmissions.

Comment se transmettent ces traditions chez les grands singes ?

De la même manière que chez nous : par mimétisme, par observation et imitation de ceux qui nous entourent. Les phénomènes culturels sont par définition au-dessus des gènes et de l'épigénétique. Un groupe de chimpanzés peut être intéressé par le fait de casser des noix, d'autres par la consommation de fourmis ou de termites, un autre non, et cela fait une diversité culturelle.

Ce fonctionnement existe aussi chez nous, hormis bien sûr dans des sociétés totalitaires fonctionnant sur la rééducation comme on a pu le constater au XXème siècle. Donc nous avons là des espèces ayant des capacités cognitives et des systèmes neuronaux permettant de bien observer, de capter les actions, de les reproduire et de se perfectionner. L'espèce humaine n'est pas la seule à avoir développé ce type d'adaptation. Un bon exemple en France est celui du compagnonnage. Il y a bien sûr un enseignement oral, mais il y a une grande part d'apprentissage qui se transmet via l'observation, le mimétisme et les pratiques, notamment par essai/erreur.

En quoi l'influence humaine est-elle responsable de cette perte de biodiversité culturelle ?

Il n'y a évidemment pas d'humains intervenant pour empêcher des chimpanzés de casser des noix ou de s'envoyer des signaux. Nous avons affaire à une fragmentation ainsi qu'un changement de leurs habitats. Une partie des comportements acquis sont perdus parce qu'il n'y a plus de communication et les changements d'environnement modifient en profondeur ces mêmes comportements.

Par exemple, les chimpanzés apprennent à s'adapter à la déforestation, à la présence des routes. Ils ont été assez malins pour arrêter de chercher une nourriture de manière complexe et se sont transformés en pillards de récoltes ou dans des villages. Ils acquièrent de nouveaux comportements. C'est pareil chez nous : je suis fils de maraîcher, j'ai perdu les connaissances de mes parents et aujourd'hui, je suis à l'aise dans nos environnements numériques. Mais je dois tout réapprendre pour faire mon potager.

Peut-on encore limiter l'ampleur de cette destruction culturelle ? Par quels moyens ?

Il faudrait maintenir des écosystèmes, ce qui est malheureusement de plus en plus difficile à cause de la pression anthropique, maintenir leurs habitats et laisser ces populations avoir leur propre démographie et surtout favoriser les passages d'un territoire à un autre pour des espèces comme les chimpanzés. Chez les hommes et les chimpanzés, alors que c'est l'inverse pour d'autres espèces, ce sont les femelles qui migrent à l'adolescence. Elles se déplacent donc avec leurs différentes techniques ou comportements qui deviennent adoptés ou pas par le groupe d'accueil.

Si vous fragmentez les habitats, une partie des ressources qui nécessitaient certaines connaissances particulières entraînent la disparition de ces mêmes connaissances qui deviennent inutiles et, en plus, sans aucune chance de transmission dans un autre groupe. Qu'aurait été la Renaissance sans les apports propres à l'Occident, mais aussi des autres civilisations comme la Chine, l'Inde et le monde arabe ?

Vous faites le parallèle entre l'espèce humaine et les chimpanzés. Pourrait-on appliquer ces observations à l'Homme ?

La perte de diversité culturelle, c'est le traumatisme de Lévi-Strauss. Plus nous perdrons de la diversité culturelle, moins nous aurons de possibilités de nous adapter aux changements du monde, comme je l'explique dans mon livre De Darwin à Lévi-Strauss: l'Homme et la Diversité en danger (Odile Jacob, 2013). Les chimpanzés, avec lesquels nous partageons des origines communes récentes, nous montrent, peut-être, ce qui risque d'être un danger pour l'avenir de l'humanité. Nous assistons tout de même à la perte de certains habitats traditionnels de nombreuses populations qui décident d'aller elles-mêmes vers la "modernité". C'est peut-être bucolique d'aller chercher l'eau à la source, mais on préfère la prendre au robinet ! Parmi ces populations, certains, surtout les jeunes, quittent donc leur groupe et leur culture pour tenter leur chance dans les villes dans des conditions souvent dramatiques. Et quand, fatigués de telles conditions, ils décident de revenir vers le mode de vie de leur ethnie dont ils ne possèdent plus les savoirs. 

Il est très clair que l'on assiste depuis la deuxième moitié du XXème siècle à une perte de diversité culturelle et linguistique et de pratiques dites traditionnelles, mais l'on assiste aussi à des réactions de groupes qui, par ailleurs ne s'entendaient pas entre eux jusqu'à récemment, miné par des conflits ancestraux. Face au risque de disparition, elles refondent un ensemble de valeurs communes sur ce qui est partagé en renouvelant leurs traditions, mais adaptées au monde qui change. C'est tout l'enjeu du "patrimoine non-inscrit", l'un des grands programmes de l'UNESCO qui concerne tout ce qui n'est pas déposé sur des supports matériels inaltérables.

C'est ce qui disparaît chez les chimpanzés, mais aussi chez nous. L'une des suggestions faites : pourquoi ne pas inscrire aussi au patrimoine de l'humanité cette culture des chimpanzés ? Cela nous apprend beaucoup sur le commencement de l'humanité.

Votre dernier livre s'intitule "L'intelligence artificielle et les chimpanzés du Futur" publié aux éditions Odile Jacob. Est-ce que nous sommes dans la situation  des chimpanzés ?

Sans aucun doute. Nous vivons la possibilité d'une rupture anthropologique comme jamais dans l'histoire de l'humanité avec la révolution numérique et globale, que j'appelle l'espace digital darwinien. Les jeunes générations évoluent dans des mondes radicalement différents de ceux de leurs aînés. D'un côté, ont-elles besoin des savoirs des générations précédentes, de la même façon que j'ai perdu celle de mes parents ? Mais en cas d'effondrement énergétique ou de nos monstruosités urbaines, quelles seront leurs possibilités de survie ? Humains et chimpanzés d'hier, d'aujourd'hui et de demain : nous sommes confrontés aux mêmes enjeux quant à la nécessité des cultures pour notre évolution. 

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