► D’où vient le Web ?

D’un problème d’organisation ! À la fin des années 1980, le Cern (l’organisation européenne pour la recherche nucléaire) emploie des centaines de personnes. Le turn-over, avec des doctorants et des chercheurs venus du monde entier, entraîne une perte d’informations. « Les détails des projets sont perdus avec le départ de leurs instigateurs, constate Tim Berners-Lee, ingénieur anglais au Cern. Les informations sont pourtant enregistrées, elles sont juste impossibles à retrouver. »

Mi-mars 1989, il propose donc une solution : une « toile » (web en anglais) qui permettrait d’accéder à des documents stockés sur n’importe quel ordinateur du réseau du Cern. Tim Berners-Lee ne part pas de zéro. « Dès 1945, Vannevar Bush, un scientifique américain, imagine que l’on va être dépassé par la quantité d’informations produites », rappelle Fabien Gandon, directeur de recherches à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique).

En 1989, Internet existe déjà : on sait relier plusieurs machines entre elles. L’hypertexte est aussi théorisé. « Au milieu des années 1960, le sociologue américain Ted Nelson avait déjà pensé ce système de mise en relation des documents littéraires et avait commencé à développer le projet Xanadu, qui n’a pas vraiment abouti », rappelle l’historienne Valérie Schafer, de l’Université du Luxembourg.

Le Web, 30 ans et toujours en mutation

Puisque l’on sait relier des ordinateurs et des documents, pourquoi ne pas mélanger les deux ? En simplifiant les idées de Ted Nelson, Tim Berners-Lee et le Belge Robert Cailliau mettent au point le Web. Ils développent trois éléments essentiels : un navigateur Web (l’outil), le protocole HTTP (la norme) et le langage HTML (la langue). Désormais, on accède à des documents répartis sur plusieurs ordinateurs reliés en réseau. La démonstration a lieu fin 1990. Le tout premier site Web au monde est info.cern.ch, toujours consultable.

Le système se répand au sein de la communauté scientifique. « Le Cern, qui n’a pas vocation à développer des techniques informatiques, accepte que cette innovation soit mise à disposition gratuitement, poursuit Valérie Schafer. Une décision à contre-courant de l’époque, où les systèmes pour naviguer sur Internet, comme Gopher, deviennent payants. » Plus que l’innovation, qui piochait dans des idées préexistantes, cette gratuité contribue à l’essor du Web.

En 1993, l’université de l’Illinois développe Mosaic, l’un des premiers navigateurs graphiques. L’interface séduit. De quelques centaines de sites, le Web explose à plusieurs milliers. « Le Web passe d’une technologie pensée pour les scientifiques à quelque chose d’attrayant pour le privé », analyse l’historienne. En août 1995, Netscape, un autre navigateur, entre en Bourse. La capitalisation s’établit à 2,6 milliards de dollars. Une fortune et un déclic : il y a de l’argent à se faire avec le Web.

En 1995, la toile relie environ 20 000 sites. En 1997, un million. L’internaute a besoin de repères. Après la folie des navigateurs, viennent les portails, dont le plus connu est Yahoo ! Une table des matières c’est bien, pouvoir rechercher c’est mieux. Les moteurs de recherche débarquent, AltaVista en tête. La « bulle Internet » enfle à la fin des années 1990. Le krach des années 2000 n’y changera rien : le Web n’est plus un outil d’organisation du savoir, c’est une machine économique.

► Qui contrôle le Web ?

Tout dépend de quoi on parle : l’architecture Web ou la « toile » de contenus. « La toile, c’est le résultat de l’usage de plus de trois milliards de personnes dans le monde qui, chaque jour, choisissent les parcours et contributions qu’elles veulent faire », résume Fabien Gandon. Le Web est distribué : « On peut mettre des contenus sur n’importe quel serveur dans le monde et les relier comme on veut. » L’architecture, de son côté, représente l’ensemble de normes qui font qu’une page Web écrite par n’importe quel utilisateur dans le monde sera lisible sur n’importe quelle machine.

Cette architecture relève d’un consortium, appelé W3C, dont le siège est au MIT (Massachusetts Institute of Technology), aux États-Unis. Fondé en 1994 par Tim Berners-Lee qui a quitté le Cern pour s’installer outre-Atlantique, il établit les standards du Web. Chaque standard est soumis au vote des quelque 450 membres, institutions universitaires et acteurs économiques, chacun ayant une voix quelle que soit sa puissance économique.

Si la toile est contrôlée par le citoyen et la structure par un organe représentatif, pourquoi s’inquiète-on d’éventuelles dérives ? « Le danger, c’est quand une application recentralise au-dessus du Web », explique le directeur de recherches. Prenons un réseau social hégémonique qui réunirait des contributions dans son application. Toutes ces informations personnelles sont publiées sur le Web librement. Mais elles sont centralisées, capturées par l’application et stockées sur des serveurs qui appartiennent à la même entreprise.

« L’économie de service n’a pas attendu le Web pour exister, comme avec le Minitel en France ou Prodigy aux États-Unis », rappelle Christophe Masutti, co-administrateur de Framasoft. Avec le Web, ces services deviennent gratuits. Facebook gagne de l’argent parce que c’est un service gratuit qui amasse quantité de données personnelles. C’est le classique « si c’est gratuit, c’est vous le produit ». « Vous êtes en plus le producteur !, interpelle Christophe Masutti. L’entreprise se sert des données que vous avez créées pour les revendre. » « On parle de centralisation applicative : elle n’est pas du fait du Web en lui-même mais d’une application au-dessus du Web, poursuit Fabien Gandon. C’est contre cela que Tim Berners-Lee met en garde. »

Le Web, 30 ans et toujours en mutation

« L’erreur serait de croire que la situation actuelle nous a été imposée, martèle Christophe Masutti. Il est trop facile de blâmer les “méchants Gafam” qui grignotent nos droits personnels et nos services publics. Nous utilisons ces services, nous permettons cette situation. » Les monopoles économiques ont vérolé l’idéal du Web, mais l’internaute est tout autant responsable. Chaque jour, nous utilisons des dizaines d’applications. Ce côté pratique et extensible du Web, qui relie n’importe quelle ressource à n’importe quelle autre ressource, fait sa grande force. Permise par nos propres faiblesses.

► Peut-on imaginer un Web alternatif ?

Il existe déjà ! Mais « cela demande de changer culturellement notre rapport aux technologies et aux services proposés », estime Christophe Masutti.

La solution la plus radicale consiste à décentraliser serveurs et applications. Vos états d’âme numériques seraient dans une machine chez vous et non plus chez Facebook, Amazon ou autre. L’association Framasoft a initié Chatons (le Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires) permettant à l’internaute de conserver ses informations chez des tiers de confiance. Louable, cette initiative remet au cœur du Web une notion disparue dès les débuts : fournir un service coûte de l’argent. Il faut payer les serveurs et l’énergie qui les fait fonctionner. Une réalité que les internautes doivent réappendre.

Sans être prêt à brancher une ferme de serveurs dans son garage ou à cotiser à une « Amap du Web » – une association pour le maintien de l’accès personnel –, nous avons la faculté de changer nos usages. L’initiative Dégooglisons Internet rassemble plusieurs alternatives.

Du côté des moteurs de recherche, citons Ecosia, Lilo, Qwant, DuckDuckGo, ou encore StartPage. Les résultats sont ceux qu’auraient remontés Google ou Bing (1), que ces « méta-moteurs » payent pour fouiller le Web à leur place. Mais ces services offrent une surcouche pour protéger vos données ou faire une bonne action. StartPage et DuckDuckGo, par exemple, ne transmettent que vos requêtes, sans aucune information associée.

D’autres sont truffés de publicité, mais pour soutenir des causes caritatives. L’allemand Ecosia, comme toutes les plateformes de recherche, tire ses revenus des premiers liens affichés, qui sont en réalité de la pub. « Des annonceurs ont payé pour être placés là, et si vous cliquez cela rapporte quelques centimes », détaille Ferdinand Richter, responsable France d’Ecosia. Ici, l’argent gagné est utilisé pour des projets de reforestation. Une bonne idée quand on sait qu’un arbre capte bien plus de carbone que n’en émet une recherche Web.

Le français Lilo laisse le choix à l’internaute de faire ce qu’il veut avec cet argent. « Pour chaque recherche, vous gagnez une goutte d’eau à reverser à des associations de votre choix », explique Clément Le Bras, cofondateur. Pour l’instant, 1,5 million d’euros a déjà été reversé. « Le Web peut redevenir très humain, si l’on remet les décisions dans les mains des utilisateurs », défend l’ingénieur. Une idée que ne renierait pas son créateur.

--------------------------

► Ne pas confondre Internet et le Web

Internet est un réseau informatique qui relie des ordinateurs entre eux. La particularité d’Internet, par rapport aux réseaux locaux (professionnels ou universitaires par exemple), est d’être mondial. Internet permet de naviguer sur le Web, mais aussi d’envoyer des courriels, de téléphoner, de télécharger des documents, etc. Un fournisseur d’accès, comme Orange, Free ou SFR, donne accès à Internet.

Le Web (ou World Wide Web) est l’une des applications d’Internet. Cette « toile » combine deux idées : naviguer entre plusieurs documents (l’hypertexte) et naviguer entre plusieurs ordinateurs (Internet). Le Web a été inventé bien après Internet. Il se matérialise par le « www » avant les adresses des sites Web.

Imaginez Internet comme des tuyaux et le Web comme le liquide qui coule dans les tuyaux. Pour sortir une goutte d’eau de ce liquide, les internautes utilisent des navigateurs, comme Internet Explorer, Firefox ou Chrome.

ERRATUM : Une première version de cet article indiquait que Robert Cailliau est Suisse, il est en réalité Belge. Toutes nos excuses.

(1) Il n’existe que très peu des « vrais » moteurs de recherche qui indexent le Web : Google et Bing pour les Occidentaux, Baidu en Chine, Yandex en Russie principalement. Qwant, le moteur de recherche européen, combine les résultats de Bing et sa propre indexation.