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Lorsqu'en 1518, les Strasbourgeois se mirent à danser jour et nuit

Etranges épidémies (1/6). C'est l'histoire d'une « flashmob » mortelle au Moyen-Age qui continue d'intriguer les spécialistes.

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Publié le 28 juillet 2014 à 10h51, modifié le 11 août 2014 à 10h21

Temps de Lecture 4 min.

Etranges épidémies (1/6). Strasbourg, été 1518. Dans les rues étroites de la ville et sur les places, des dizaines de personnes dansent frénétiquement au rythme de tambourins, violes et cornemuses. Mais l'atmosphère n'a rien de festif. Les scènes sont même « terrifiantes », écrit l'historien de la médecine John Waller dans The Dancing Plague (éditions Sourcebooks), un ouvrage de référence sur le sujet, paru en 2009.

Les femmes, hommes et enfants atteints de cette étrange « manie dansante » crient, implorent de l'aide, mais ne peuvent s'arrêter. Ils sont en transe. Ils ont « le regard vague ; le visage tourné vers le ciel ; leurs bras et jambes animés de mouvements spasmodiques et fatigués ; leurs chemises, jupes et bas, trempés de sueur, collés à leurs corps émaciés », décrit John Waller. En quelques jours, les cas se multiplient comme se répand un virus, semant la peur et la mort dans la cité alsacienne. Jusqu'à quinze danseurs succomberont chaque jour, selon un témoin de l'époque, victimes de déshydratation ou d'accidents cardio-vasculaires.

C'est une femme, Frau Toffea, qui a ouvert le bal de cette mort dansante, le 14 juillet. Les épidémiologistes d'aujourd'hui la nommeraient « patient zéro », soit le premier individu infecté lors d'une épidémie. Le destin de cette femme a été retracé par Paracelse (1493-1541), médecin et alchimiste suisse, connu comme l'un des fondateurs de la toxicologie. Fasciné par cet épisode collectif, il est venu sur les lieux, en 1526, pour enquêter.

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Ce 14 juillet 1518 donc, Frau Toffea commence à se trémousser, seule, dans les rues. Malgré les supplications de son mari, la fatigue et les pieds en sang, elle continue pendant six jours et nuits, juste entrecoupés de quelques siestes. Entre-temps, d'autres personnes sont entrées dans la danse. Au 25 juillet, 50 individus sont contaminés, ils seront au total plus de 400. Le verdict des médecins est dans la droite ligne des théories humorales de l'époque : la maladie est due à un « sang trop chaud ». Le conseil de la ville décide alors de soigner le mal par le mal. De l'espace est laissé aux danseurs et des douzaines de musiciens professionnels sont engagés pour les accompagner, nuit et jour.

Grave erreur de santé publique ! En exhibant ainsi les danseurs, les autorités ne font que favoriser la contagion. Face à l'échec, le conseil fait volte-face fin juillet : les estrades sont démontées, les orchestres interdits. Mais le phénomène ne prendra fin que quelques semaines plus tard, quand les danseurs seront convoyés à Saverne, à une journée de Strasbourg, pour y assister à une cérémonie en l'honneur de saint Guy, protecteur des malades de chorée (mouvements anormaux).

ERGOTISME OU HYSTÉRIE COLLECTIVE ?

Après presque cinq cents ans, cet épisode continue d'intriguer les spécialistes. Car il ne s'agit pas d'une légende. La manie dansante de Strasbourg, qui n'est ni la première ni la dernière épidémie de danse, est l'une des mieux documentées. C'est même la seule à avoir pu être reconstituée aussi précisément, souligne John Waller, probablement parce qu'elle est arrivée après l'invention de l'imprimerie, dans une cité ayant formalisé une bureaucratie.

Au total, une vingtaine d'épisodes comparables ont été rapportés entre 1200 et 1600. Le dernier serait survenu à Madagascar, en 1863. Une variante, le tarentisme, a aussi été décrite en Italie : la maladie survenait après une hypothétique morsure de l'araignée Lycosa tarentula, et la danse (tarentelle) faisait partie intégrante du traitement.

Au fil des siècles, plusieurs scénarios ont été avancés pour expliquer l'épidémie de Strasbourg : ergotisme (empoisonnement par du seigle contaminé par une mycotoxine), culte hérétique, possession démoniaque, ou encore hystérie collective. Pour John Waller, le contexte a joué un rôle majeur. Les phénomènes de transe, écrit-il, sont plus susceptibles de survenir chez des individus vulnérables sur le plan psychologique, et qui croient aux châtiments divins. Or, ces deux conditions étaient réunies à Strasbourg. La ville avait été frappée par une succession inhabituelle d'épidémies et de famines ; et ses habitants croyaient à saint Guy, capable autant d'infliger que de guérir des maladies, par la danse notamment.

« La description clinique évoque une hystérie, au sens psychiatrique du terme, avec des symptômes de conversion, estime le pédopsychiatre et chercheur Bruno Falissard (Inserm, Maison de Solenn). Il est bien connu que ces comportements peuvent être contagieux. Charcot l'avait d'ailleurs décrit chez ses patientes. » « La psychiatrie a une vision biologique ou psychanalytique des troubles mentaux, mais elle oublie le rôle très important du groupe dans la structuration de l'individu, poursuit-il. Or, le groupe peut devenir une entité à part entière, avec une synchronisation des comportements. »

L'ANCÊTRE DES RAVE-PARTIES ?

Une épidémie de danse pourrait-elle se déclarer au XXIe siècle ? Peu probable, selon Bruno Falissard. « D'une époque à l'autre, les symptômes changent car on ne peut avoir que les conversions que la société nous autorise ! Les conversions d'aujourd'hui sont plutôt des manifestations gastro-entérologiques ou rhumatologiques, “raisonnablement” compatibles avec les données de la science. Cela n'empêche pas l'émergence de formes collectives. Par exemple, on peut se demander si l'épidémie de formes mineures d'intolérance au gluten observée dans de nombreux pays n'est pas en réalité une manifestation conversive collective. »

Certains osent un parallèle entre ces manies dansantes et les rave parties monstres d'aujourd'hui au cours desquelles les danseurs peuvent se déhancher dans un état second, au risque de tomber d'épuisement. Mais il existe des différences fondamentales : l'usage de drogues récréatives est pour beaucoup dans la transe des clubbers. Et ces derniers sont probablement plus euphoriques que les choréomaniaques terrifiés du Moyen Age.

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L'île micronésienne où les habitants ne voient qu'en noir et blanc.

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