LES PLUS LUS
Publicité
Société

Enquête sur les 4.000 Suédois "améliorés"

Des centaines de Suédois se sont fait poser sous la peau un circuit intégré destiné à leur faciliter la vie.  L’implant doit remplacer clés, cartes de crédit ou pièces d’identité. Mais son utilisation n’est pas sans risques.

Alexandre Duyck , Mis à jour le
Jowan Österlund active son ordinateur portable grâce à la puce implantée dans sa main.
Jowan Österlund active son ordinateur portable grâce à la puce implantée dans sa main. © Loulou d'Aki pour le JDD

Karl Knutsson s’est assis en souriant, l’air décontracté, dans un fauteuil comme chez le dentiste. Nous sommes dans l’arrière-salle d’une boutique de piercing, un soir de fin d’hiver dans le sud de la Suède. Il a relevé la manche gauche de son pull. Karl est ingénieur, la trentaine, un bel homme au crâne rasé, barbe et tatouages de hipster. Il sourit encore, assure ne pas avoir peur. Devant lui, un autre hipster barbu et tatoué, un colosse avec de grands trous béants dans les lobes d’oreilles depuis qu’il ne porte plus les bijoux qui s’y trouvaient.

Publicité
La suite après cette publicité

Jowan Österlund, 38 ans, est le créateur de Biohax, l’entreprise phare dans le monde pour la pose de puces électroniques dans le corps. Il porte des gants de latex bleu. Délicatement, il attrape un produit désinfectant, une lingette et nettoie le dessus de la main de Karl, surtout la zone arrondie qui va du pouce à l’index. "Respire bien, ça ne va pas faire mal." Il tient une seringue blanche, pince la peau du patient, la saisit, pose l’embout de la seringue, appuie sur l’autre extrémité, l’enfonce, le tout dure quelques secondes. Encore un peu de désinfectant, un pansement et le tour est joué. L’opération est déjà terminée. Voici Karl Knutsson pucé, en échange de l’équivalent de 150 euros.

Une carte de visite numérique

Nul vaccin dans la seringue mais bien une puce électronique assemblée en Chine, de la taille d’un grain de riz. Karl en portait déjà une. Elle lui servait à ouvrir la porte de son bureau. Pas besoin de clés ou de badge, un simple geste de la main, effleurer un détecteur, et hop! la porte s’ouvre. Mais il en a voulu une deuxième, plus performante et plus rapide. Jowan approche d’elle son téléphone portable. Sur son écran apparaît la fiche LinkedIn du pucé, avec sa photo, son profil.

Voici à quoi sert le nouvel implant : à présenter une carte de visite numérique. Mais aussi à stocker des données qui auront été scannées au préalable. Comme une clé USB sous la peau. S’il trouve un appareil compatible, en approchant sa main, il pourra visionner les documents ou les imprimer. Karl Knutsson est aux anges : "J’aime tout ce qui est technologique, c’est hyper excitant d’avoir ça dans son corps, d’avoir un corps amélioré."

Dans un épisode de la série d'anticipation Black Mirror, une mère angoissée équipe sa petite fille pour la surveiller. La puce lui permet aussi de contrôler ce que voit son enfant. L'expérimentation virera des années plus tard au cauchemar. Jowan Österlund, lui, rêve à voix haute, entrevoit un avenir radieux. Partout à travers la planète, des voitures qui s'ouvrent et démarrent d'un simple toucher, la disparition programmée du cash, des cartes de crédit, des clés… Des puces qui contrôlent notre santé et remplacent les médecins, mais aussi les disques durs, les permis de conduire, les passeports, les cartes de fidélité, les billets de train et d'avion…

La suite après cette publicité

En Suède, la technologie colonise de plus en plus d'humains. Près de 4.000 personnes y ont été pucées, sur environ 10.000 estimées dans le monde. Soit une proportion impressionnante de 40 %, alors que les habitants du prospère royaume scandinave ne représentent que 0,13% de la population mondiale. Ceux qui se souviennent de Björn Borg, l'icône suédoise du tennis mondial des années 1970-1980, l'homme au bandeau Fila et aux longs cheveux, les surnomment les "Björn Cyborgs".

Révolution numérique

Clara Grelsson dirige l'agence de communication Mindshare, établie à Stockholm, la capitale. Elle porte une puce depuis septembre 2017, également posée par Jowan ­Österlund. Elle lui sert à ouvrir la porte de son appartement et celle de son bureau. Hannes Sjob, qui vient de fonder la société Dsruptive, spécialisée dans les technologies de l'humain augmenté, réfléchit aux façons de rendre nos corps et nos esprits plus performants grâce aux technologies. "Je porte une puce depuis 2014. Je m'en sers pour ouvrir mon bureau, aller au sport, donner ma carte de visite, prendre le train, utiliser les réseaux sociaux et les cartes de fidélité dans les magasins, acheter des boissons ou des snacks au distributeur automatique installé dans mon entreprise." À Epicenter, l'incubateur de start-up où il travaille à ­Stockholm, une centaine de personnes ont été greffées.

Les Suédois se souviennent à peine qu'un jour ils ont tenu entre leurs mains des billets de train en papier. Même les titres de transport électroniques contenus dans le téléphone leur paraissent ringards. Désormais, quand vous voulez voyager, la Statens ­Järnvägar, l'équivalent de la SNCF, vous propose de toucher votre smartphone. La puce télécharge le billet. Il ne reste plus qu'à tendre la main, au sens propre du terme, au contrôleur armé d'un écran de contrôle. Stephan Ray, 45 ans, directeur de la communication des chemins de fer suédois, l'a adoptée depuis mars 2017.

"Par curiosité et parce que la compagnie, qui est sans doute la plus connectée du monde, se lançait dans ce projet." Au début, c'est la fiche LinkedIn qui apparaissait sur le portable du contrôleur, mais les soucis techniques ont été réglés. Ils sont désormais une quarantaine d'employés du siège de la Statens ­Järnvägar à être équipés. Ray s'en sert pour voyager, ouvrir la porte de son club de sport et déverrouiller son casier dans le vestiaire. "Quand vous en parlez dans une soirée, ça brise la glace, au pire les gens haussent un sourcil, voire les deux, explique-t‑il. Mais j'aimerais que rapidement ma voiture soit elle aussi équipée, ça m'éviterait de chercher mes clés que je perds régulièrement! Mais ce n'est pas pour tout de suite."

Espionnage et intrusion

L'homme derrière cette révolution numérique, Jowan Österlund donc, reçoit dans une ancienne usine réhabilitée en ruche pour start-upeurs et étudiants geeks. Nous sommes à Helsingborg, à quelque 600 kilomètres au sud-ouest de Stockholm, face au ­Danemark. Quatre-vingt-dix-sept mille habitants, le siège social d'Ikea en Suède et la réputation d'être la ville la plus dynamique du royaume en matière de nouvelles technologies. "C'est très avant-garde, ici", se félicite Österlund. Il travaille sur un PC Dell, qu'il estime plus sûr que les ordinateurs portables d'Apple, possède deux téléphones qu'il ne lâche ni n'éteint jamais. Ses journées? "Jeux vidéo avec les enfants le matin, travail, travail, déplacements, jeux vidéo avec les enfants le soir, travail…"

Cinq heures de sommeil par nuit et deux semaines de vacances en huit ans, malgré la naissance de ses deux fils. Ses mains et ses bras sont recouverts de tatouages, dont "9:49" sur sa main gauche : l'heure de la première respiration de son fils aîné. Dessous se cache l'une des quatre puces qu'il s'est implantées. L'une d'elles sert à activer et désactiver l'alarme de ses bureaux.

Élevé à la littérature de science-­fiction et aux consoles ­Nintendo, il n'est pas devenu, à la différence de ses copains d'enfance, programmeur, concepteur de jeux vidéo ou ingénieur informatique. Il se lance d'abord dans l'art du piercing puis s'essaie au tatouage sans en faire son métier. Il y a cinq ans, il découvre la possibilité d'intégrer dans le corps une puce NFC, du type de celles qui permettent d'utiliser le sans contact sur nos cartes de crédit. Sa vie en est bouleversée.

Très vite, des demandes de clients du monde entier, notamment américains, affluent. Plusieurs entreprises britanniques l'ont ­récemment sollicité. L'une exerce dans le domaine de la finance et emploie des centaines de milliers de salariés. Des syndicats se sont émus que "des employés puissent être contrôlés en permanence, sans le moindre droit à une quelconque intimité". Il répond : "Tant que ça reste la volonté d'une entreprise et non d'un gouvernement, où est le problème? Qui plus est, tout cela relève du volontariat. Rien n'oblige les salariés à dire oui."

À ce jour, il demeure le seul ­employé de Biohax mais il cherche des renforts et reçoit, assure-t‑il, des candidatures tous les jours. Mais il prend son temps, désireux qu'il est d'être sûr à 100 % des personnes qu'il va recruter. Dans combien de pays compte-t‑il être présent dans les années qui viennent? Il retourne la question : "Je préfère me demander dans combien de pays nous ne serons pas présents, ça ira plus vite. Je dirais une dizaine, pas plus."

"

Plus les données contenues dans un seul lieu, tel un implant, sont nombreuses et plus le risque que ce soit hacké et utilisé contre nous est important

"

Jowan Österlund assure que seulement deux personnes lui ont demandé de retirer la puce : le premier a cédé à la demande de sa copine, qui n'aimait pas le principe ; le second n'en a finalement pas trouvé l'utilité. Tous les autres semblent le considérer comme un gourou. Certes, Adolf Sloma, un des responsables de l'autorité suédoise chargée de la protection des données personnelles, se montre méfiant : "Il y a toujours des risques de perdre ses données personnelles. Quelle sécurité offre cette technologie? Il faudrait vraiment procéder à une analyse plus approfondie avant de multiplier les implantations." Chercheur spécialisé en microbiologie et en sciences de la communication à l'université suédoise de Lund, Ben Libberton n'est pas pucé pour l'heure mais ne s'interdit pas de franchir le pas un jour.

Ce qui le freine? "Plus les données contenues dans un seul lieu, tel un implant, sont nombreuses et plus le risque que ce soit hacké et utilisé contre nous est important. C'est le plus grand défi pour l'heure, mieux protéger nos données personnelles." Mais ils ne sont guère entendus dans un pays qui investit massivement dans les nouvelles technologies et en retire un profit gigantesque. Skype a été créé par un Suédois (et un ­Danois) en 2003. ­Spotify ; SoundCloud ; Pirate Bay ; les rois des jeux vidéo EA Digital Illusions, Mojang et King (l'inventeur de Candy Crush) ; la plateforme de paiement en ligne Klarna (estimée à 1 milliard de dollars) : tous ces géants du numérique sont nés en Suède, un pays où il est désormais impossible de payer en espèces dans la plupart des boulangeries, bars, restaurants, boutiques de prêt‑à-porter des grandes villes. Où la crainte de se faire voler ses données n'existe quasiment pas parmi la population. Et dont une part grandissante des habitants sont convaincus qu'ils doivent recourir à la technologie pour améliorer et renforcer leur corps.

Dans un rapport publié en janvier 2018, le Parlement européen s'alarme pourtant : "De tels implants se retrouvent en contradiction avec la législation européenne en matière de protection des données et de respect des droits de l'homme (respect de l'inviolabilité du corps humain). Tant que les législations n'ont pas été ­modifiées, les incertitudes ­actuelles sur les risques encourus pour la santé et la sécurité des données tendent à encourager la sanction de tels usages." Et les chercheurs européens d'estimer que la technologie utilisée "n'est pas sûre à 100%". Espionnage, intrusion dans les données, vol d'informations sont à redouter. Plus grave encore : "La source d'inquiétude principale concerne les risques de cancer. Aucune assurance totale ne peut être offerte aux porteurs de la puce." Des tests sur des souris ont montré une très forte augmentation de la prévalence des tumeurs.

"

Les animaux sont pucés depuis trente ou quarante ans en Suède et ils ne tombent pas malades

"

Stephan Ray, le directeur des chemins de fer, s'en amuse presque : "Les animaux sont pucés depuis trente ou quarante ans en Suède et ils ne tombent pas malades. J'ai bien plus peur d'attraper un cancer à cause de l'alimentation, de la pollution et de l'inaction des législateurs européens, pour être honnête. C'est comme avoir une clé USB dans la poche ou une carte de crédit, rien de plus…" Clara ­Grelsson, la directrice de l'agence de communication, renchérit : "Il y a deux ans, les gens trouvaient ça bizarre et même un peu effrayant mais ils s'y sont habitués. Certes, quand je passe une IRM, mon médecin me dit qu'il n'aime pas trop ça mais je fais entièrement confiance à Jowan. Tant qu'ils n'auront rien prouvé par rapport aux cancers, je la garderai."

Les adeptes de la puce sautent les étapes. D'ici à la fin de l'année, il sera possible de payer dans certains commerces suédois en ­apposant sa main sur un terminal. Au musée, les cartes de crédit! Il devrait en être de même, dans un avenir très proche, pour prendre le métro ou le bus et aller au spectacle. Ailleurs, des parents d'une école du Wisconsin, aux États-Unis, ont demandé que leurs enfants soient greffés pour pouvoir les surveiller à distance. Des instituts spécialisés voudraient équiper leurs patients atteints de démence pour qu'ils ne s'enfuient pas. Au Mexique, le procureur ­général a imposé le port d'une puce à ses plus proches collaborateurs pour pénétrer dans des salles sécurisées et être localisés en cas d'enlèvement. En Angleterre ou en Scandinavie, des discothèques vont prochainement réserver un accès privilégié aux fêtards pucés.

Hannes Sjob, le héraut de l'homme augmenté, veut créer une puce à moins de 1 dollar qui, connectée à un "médecin artificiel", pourra surveiller la santé des plus pauvres partout dans le monde et leur dire quoi faire en cas de problème. Au Japon, des chercheurs ont conçu une sorte de tatouage doré posé sur la main, qui sert à contrôler et surveiller en permanence les données de santé d'athlètes de haut niveau. Un problème? Il s'allume. En Suède, beaucoup rêvent de pouvoir bientôt se rendre chez le médecin avec son dossier médical scanné dans le corps. La puce mesurerait également le taux de glucose, la tension, le rythme cardiaque et déclencherait une alarme si ­nécessaire. Clara Grelsson approuve des deux mains. "Avoir son dossier médical en permanence sur soi, ce serait super." À une réserve près. "J'ai juste peur d'une chose, avoue-t‑elle. Que se passera-t‑il si je veux contracter un prêt et qu'une compagnie d'assurances intercepte mes données?"

Pas de loi pour l'instant

Avec le bagout d'un bateleur du Far West, Jowan Österlund bat l'argument en brèche. "La puce est bien plus sûre que votre téléphone portable ou votre carte de crédit." Surtout, il ramène la technologie à son principal argument de vente, le temps gagné : "Toutes ces microactions que l'on fait des dizaines de fois par jour : chercher les clés de la maison, de la voiture, du cadenas du vélo ou du casier à la salle de sport ; les cartes de crédit ; le badge d'entrée dans l'entreprise ; la carte de métro ; ou encore entrer son identifiant pour activer son ordinateur… Tout cela, à l'échelle d'une vie, vous imaginez le temps que cela représente? Le temps que l'on pourrait gagner?"

À l'heure qu'il est, le législateur ne s'est pas encore emparé du dossier. L'implantation des puces électroniques n'est encadrée par aucun texte de loi. Österlund s'interdit simplement de procéder à l'intervention sur des mineurs. S'il envisage d'équiper bientôt son fils aîné, âgé de 7 ans, d'un capteur, ce ne sera pas sous la peau mais cousu à l'intérieur d'une manche de son blouson. Plus inquiétant : des kits d'implantation circulent sur Internet. Sur Amazon, on en trouve, pour animaux, au prix de 12,95 dollars (11,45 euros). Sur plusieurs autres sites que nous avons consultés, les modèles pour humains sont vendus 155 dollars (137 euros). Ils promettent notamment l'écoute d'une sélection ­musicale en Bluetooth, directement de la puce aux écouteurs. Malgré les risques accrus de contamination ou d'infection dus à l'auto-implantation, des adolescents américains ont déjà procédé eux-mêmes à l'opération.

 

Contenus sponsorisés

Sur le même sujet
Publicité