[Reportage] Dans les coulisses du BEA, où sont analysées les boîtes noires du 737 MAX d'Ethiopian
Sollicités dans le monde entier, les experts du Bureau d’enquêtes et d’analyses mènent des investigations dignes de la police scientifique. Ce sont eux qui analyseront les boîtes noires du Boeing 737 Max d'Ethiopian Airlines. Zoom sur un savoir-faire méconnu.
Mis à jour
14 mars 2019
Le petit avion blanc ressemble à une boule de papier froissé. L’appareil qui s’est abîmé dans les Alpes cet été repose sur des palettes de bois : l’état de l’épave en dit long sur la violence du crash. Deux experts se penchent dessus, l’auscultent, procèdent à une première évaluation des dégâts. Il aura fallu l’adresse et la maîtrise de toute une équipe dépêchée sur place pour extraire ces débris d’une zone escarpée, rapatriés jusqu’ici par poids lourds. Désormais, l’avion accidenté trône dans le hangar tout juste achevé du Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA), un bâtiment à l’architecture en damier rouge et blanc accolé au très austère siège de l’organisme, aux pieds des pistes de l’aéroport du Bourget, en Seine-Saint-Denis.
"Après un accident, il faut se rendre au plus vite sur le terrain pour récupérer le maximum d’indices, car ils s’effacent rapidement, glisse Frédéric Hervelin, le chef du pôle structure, équipements et moteurs du BEA. L’une des premières opérations consiste à borner le site de l’accident en fonction de la répartition des débris de l’aéronef. On prend des photos, on peut utiliser un drone pour faire des prises de vue en hauteur et on procède à des relevés pour les estimations de trajectographie." Il marque une pause : "On fige le site comme on le ferait pour une scène de crime." Quant à l’épave gisante dans le hangar, une équipe d’experts s’apprête à user de tous les moyens technologiques pour en extraire de quoi comprendre l’origine de l’accident, au cours d’une véritable enquête de police scientifique.
Faire parler la matière
B-E-A : trois lettres qui jaillissent dans les médias dès lors qu’un avion s’est crashé, qu’un moteur a explosé en vol, qu’un équipement défectueux a provoqué un atterrissage en catastrophe. Derrière le sigle se cache un savoir-faire français méconnu. Créé en 1946, l’organisme est chargé de mener les enquêtes de sécurité lors d’accidents ou d’incidents graves impliquant aussi bien des avions civils que des hélicoptères, des ULM, des planeurs et des ballons. Le crash du Concorde le 25 juillet 2000 ? C’est un expert du BEA qui a retrouvé l’origine de la lamelle métallique d’un DC-10 de Continental Airlines ayant provoqué l’éclatement d’un pneu, puis l’embrasement d’un réservoir. L’accident le 1er juin 2009 du vol 447 d’Air France, entre Rio et Paris ? C’est l’enquête minutieuse du BEA qui mettra en évidence à la fois le dysfonctionnement des sondes Pitot et le comportement inexpliqué des pilotes.
"Entre 1995 et 2005, l’effectif est passé de 25 à près de 100 personnes, raconte Rémi Jouty, le directeur du BEA depuis début 2014. Cette croissance s’explique à la fois par l’implication du BEA dans des accidents majeurs à cette époque et aux succès commerciaux de l’industrie aéronautique française qui augmentaient de fait son exposition à des enquêtes à l’étranger." Aujourd’hui, la centaine de salariés est composée pour plus de la moitié par des ingénieurs et des techniciens spécialisés. Des experts qui n’entrouvrent que rarement leur porte.
Pour se faire une idée de leur activité, direction le pôle structure, équipements et moteurs. Tout l’art de ses enquêteurs consiste à faire parler un témoin récalcitrant : la matière. S’il faut du doigté, les experts peuvent aussi compter sur une impressionnante panoplie d’outils capable de lui arracher la moindre information. Penché sur son bureau, les yeux rivés sur l’écran, un technicien observe le faciès de rupture d’un goujon de fixation moteur via un examen fractographique réalisé en stéréoscopie numérique. "C’est notre moyen d’observation le plus polyvalent et qui nous permet de gagner du temps, précise Frédéric Hervelin. Les images obtenues sont de meilleure qualité et il y a beaucoup d’automatismes dans les réglages." Juste à côté, un appareil de tomographie et de radioscopie à rayons X. Le technicien pointe du doigt sur l’écran noir et blanc un serpentin de fil cassé. C’est l’une des utilisations les plus courantes : l’inspection des ampoules des voyants d’alarmes. Au moment de l’impact, le filament se détériore différemment suivant que l’ampoule était allumée ou non. Ce qui permet de savoir si un voyant s’est bien allumé avant l’accident. Dans une pièce contiguë, des machines de découpe, d’enrobage et de polissage d’échantillons ainsi qu’un microscope électronique à balayage. Autant d’équipements pour comprendre finement les phénomènes de rupture de la matière.
Reste que toutes les analyses ne sont pas toujours assurées sur place par les équipes du BEA elles-mêmes. "Ce sont les industriels qui ont la meilleure connaissance de leurs produits, reconnaît Frédéric Hervelin. Nous pouvons être amenés à dépêcher nos experts chez l’un d’eux pour réaliser des tests ou effectuer des démontages d’équipements. Et il arrive qu’un procureur ou qu’un juge d’instruction ne comprenne pas la nécessité que nous avons de travailler avec l’industriel impliqué dans un accident. "
C’est la pierre angulaire de l’activité du BEA : garantir son indépendance et son esprit critique par rapport aux industriels et à l’enquête judiciaire en cours. Depuis 1999, une loi établit cette indépendance, alors que le BEA était jusque-là lié à la Direction générale de l’aviation civile. "Après une catastrophe majeure, des théories du complot apparaissent toujours, admet Rémi Jouty. Il est important que le BEA puisse avancer son indépendance et sa compétence technique comme gage de crédibilité. Certains industriels participant à l’enquête peuvent essayer de tirer des conclusions dans un sens plutôt que dans un autre. S’il arrive que les discussions soient viriles, je n’ai jamais eu connaissance de manœuvre visant à faire pression. "
Les experts du BEA ne le perdent jamais de vue : ils ont entre leurs mains des données ultra sensibles. Nichées également dans les fameuses boîtes noires des avions, ces informations cruciales pour faire avancer l’enquête sont traquées par les ingénieurs et techniciens du second pôle du BEA, celui des enregistreurs et systèmes avioniques. Posées sur une grande table, les différentes générations d’enregistreurs sont toutes… orange vif. "Quand on reçoit un enregistreur de vol au laboratoire, s’il est en bon état, on peut le brancher à une interface pour le décharger avec les logiciels fournis par le constructeur de l’équipement et ainsi récupérer les données de la carte mémoire et les analyser, commente Johan Condette, le chef de ce pôle. S’il est endommagé, on utilise des châssis de relecture." Les experts extirpent le maximum d’informations des enregistreurs dit CVR – qui contiennent les conversations entre les pilotes et les bruits dans l’avion – et de l’enregistreur des paramètres de vol dit FDR. À deux pas de là, Johan Condette pénètre dans une salle obscure. Projetées sur un vaste écran : les différentes pistes sonores des enregistreurs audio. "Ces séances d’écoute servent à déterminer les transcriptions précises de l’enregistrement par des équipes de trois à cinq personnes. Le volume sonore, l’augmentation de la vitesse des propos et le nombre de mots échangés peuvent, par exemple, renseigner sur le niveau de stress des pilotes. "
Un volume de données toujours plus important
La poussée du numérique a fait exploser les données disponibles : le nombre de paramètres enregistrés et la fréquence d’acquisition ont beaucoup augmenté, passant de 50 paramètres dans les années 1980 à plus de 3 000 par exemple sur l’Airbus A 350. Le nombre de données à traiter explose. Ce n’est pas tout. Les experts du BEA n’hésitent plus à investiguer internet pour collecter des informations, des sites de visualisation du trafic aérien aux réseaux sociaux. "Les smartphones des passagers sont aussi devenus de précieuses sources d’information, précise Rémi Jouty. Ce contexte explique que nous avons accès à un volume de données toujours plus important." Et le dirigeant d’entrevoir la possibilité d’établir des corrélations et de faciliter in fine la compréhension de tel ou tel accident. À l’instar du concept de "police prédictive", pourrait-on imaginer un outil statistique de prédiction des accidents ? "Cette possibilité est évoquée par certains, mais elle me semble utopique, rétorque le directeur du BEA. En outre, le fait que l’intelligence artificielle prédise des accidents soulève des questions d’ordre philosophique dans la mesure où l’on ne pourra jamais démontrer un accident que l’on a évité." Le savoir-faire des experts du BEA n’est pas près d’être remis en cause…
Le BEA, c’est...
- 96 salariés
- 2,85 millions d’euros de budget
- 122 enquêtes ouvertes par le BEA en 2017
- 279 enquêtes étrangères pour lequel il a été sollicité en 2017
Source : BEA, rapport d’activité 2017