Jordi Savall, citoyen du monde et musicien solidaire

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Jordi Savall, citoyen du monde et musicien solidaire

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Jordi Savall et sa viole de gambe
Jordi Savall et sa viole de gambe
© Getty - Roberto Serra

De passage à Paris avec son ensemble Orpheus XXI, composé de musiciens réfugiés, Jordi Savall revient sur les raisons de son engagement en tant que citoyen et musicien, sur la nécessité de transmettre la beauté et sur la notion de musique solidaire.

Jordi Savall s'est produit ce dimanche 10 mars à la Philharmonie de Paris avec ses ensembles Hespèrion XXI et Orpheus XXI. Un concert intitulé Avec la Syrie pour rendre hommage aux victimes de la guerre_._ Sur scène, des musiciens réfugiés qui ont dû fuir leur pays et ont perdu leur rôle d'artistes. L'occasion de rencontrer le musicien catalan, qui participait également à une discussion organisée par la Généralité de Catalogne, avec la journaliste Natacha Polony dans l'amphithéâtre Richelieu à La Sorbonne. 

France Musique : La notion de musique solidaire revient souvent quand il s'agit de décrire le musicien que vous êtes et les nombreux projets que vous portez. Qu'est-ce que solidaire signifie, musicalement ? 

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Jordi Savall : Je crois que la musique est un acte qui ne peut se faire que si on est solidaire les uns les autres. Faire de la musique, cela signifie approcher les autres, se mettre d'accord avec les autres et trouver une façon de monter un projet ensemble. Il s'agit donc de mettre en place une ambiance dans laquelle tout le monde se sent concerné et responsable. 

Et ce projet doit toujours être porteur d'un message. Que ce soit de beauté, de protestation, de réflexion. Depuis toutes ces années, dans tous les programmes que j'ai présenté, j'ai non seulement essayé de faire passer la beauté de la musique et d'associer la musique à l'histoire, mais aussi de rappeler l'existence de personnages importants, de réfléchir sur la guerre ou la paix, sur les endroits de conflits comme Jérusalem. 

La musique nous pousse sans cesse à nous demander quel est notre rôle dans cette vie. Et d'ailleurs, est-ce que la musique peut-être utile ? Je crois qu'à chaque fois qu'on joue de la musique, qu'on transmet de la joie ou de la beauté, on transmet quelque chose qui est nécessaire pour l'être humain. Nous avons tous besoin de beauté, d'émotions. Sinon la vie serait insupportable. Et plus nos vies sont difficiles et plus nous en avons besoin. 

Les grands entretiens
26 min

Depuis le début de ma carrière de musicien, j'ai toujours été frappé par le message de solidarité et de beauté qu'ont les musiques traditionnelles. La musique séfarade, la musique arménienne, les musiques celtiques, etc. Toutes ces cultures qui sont souvent regardées de haut par ceux qui se revendiquent de la Grande musique. Je suis arrivé à la conclusion presque contraire. 

Les musiques des grands compositeurs sont évidemment formidables mais parfois, une simple mélodie anonyme vous apporte une telle dimension d'humanité. C'est difficile de trouver un équivalent dans la musique dite savante, qui est très élaborée mais qui quelques fois manque un peu de ce côté fragile et très touchant.

France Musique : Tous les musiciens ne sont pas aussi engagés que vous. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Nous sommes tous le résultat d'une histoire personnelle. Je suis né en 1941, juste après la fin de la guerre civile espagnole. Mon père était républicain et il a beaucoup souffert de la guerre, idem du côté de la famille de ma mère. J'ai vécu la tragédie et les conséquences de la guerre. J'ai dû travailler à l'âge de 12 ans, j'aidais mon père à concevoir des matelas. Toutes ces choses m'ont fait me rebeller dans un monde d'injustice. Je voulais faire des études mais ma famille ne pouvait pas me les payer. J'avais presque la rage. Heureusement, c'est à cette époque que j'ai découvert le violoncelle. Sinon je pense que je serai devenu un révolutionnaire anarchiste (rires). La musique m'a littéralement sauvé. 

Je voulais faire des études mais ma famille ne pouvait pas me les payer. J'avais presque la rage. Heureusement, c'est à cette époque que j'ai découvert le violoncelle.

Mais depuis ce temps-là, j'ai toujours gardé en moi le sentiment de vivre dans un monde injuste. A 14 ans, j'ai lu Le Capital de Marx, qui avait été traduit en espagnol par un oncle. J'ai pris conscience à ce moment-là  que ceux qui sont propriétaires des moyens de production, imposent aux autres ce qu'ils veulent. J'ai toujours eu envie de lutter contre cela. Même dans ma vie professionnelle, j'ai instauré un système de travail dans tous mes ensembles. J'ai toujours essayé de ne jamais m'imposer comme un chef d'entreprise, mais de partager mes envies, mes idées. Et de le faire de la manière la plus solidaire. 

L'autre événement qui m'a profondément marqué sous Franco, c'était la volonté de faire disparaître tout un pan de l'identité de l'Espagne. Comme le fait que le oud ou le luth étaient interdits. Ce n'était pas officiellement écrit mais on ne trouvait aucune trace de cet instrument qui était associé au monde arabe. Tout cela m'a permis de prendre conscience de l'importance de travailler sur des projets qui mettaient en valeur ces cultures menacées de disparition. Par exemple, c'est pour cela que j'ai intitulé mon livre-disque sur Christophe Colomb, Paradis Perdu. Dans le sens où si l'Espagne avait réussi à subsister avec ses trois cultures juive, chrétienne et musulmane, cela aurait totalement changé l'histoire de l'Europe. Idem avec la conquête espagnole en Amérique Latine. Ces gens qui pensaient que le monde leur appartenait. J'ai eu le sentiment qu'il fallait que je parle de tout cela avec ma musique. 

France Musique : Comment faites-vous pour continuer à être optimiste, à poursuivre votre mission de musicien dans un monde à l'état inquiétant ? 

Je suis tout simplement convaincu que ce que je fais sert à quelque chose. Je peux le voir lorsque que des personnes viennent me remercier après un concert, ou lorsque que je vois une salle de 2 000 personnes venues écouter et applaudir une quinzaine de musiciens réfugiés sur la scène de la Philharmonie de Paris. Avec ce concert et l'ensemble Orpheus XXI, on permet à des gens qui ont dû fuir leur pays et qui n'étaient pas les bienvenus dans cette Europe, d'avoir une visibilité, un sens, de retrouver leur statut de musicien et leur redonner la joie de vivre. Il s'agit aussi de montrer du respect pour leur culture. 

France Musique : Orpheus XXI a été créé en 2016. Vous avez pu bénéficier d'une subvention européenne pour une durée de deux ans. Où en-êtes vous actuellement ? Y aura-t-il une suite ? 

Nous venons de créer une association Orpheus XXI pour pouvoir trouver des nouvelles formes de financement. Nous avons beaucoup d'espoir parce que le projet est maintenant parfaitement consolidé. Il nous manque des fonds pour pouvoir reprendre les masterclasses et les interventions en milieu scolaire. Nous cherchons donc à développer le mécénat. Les musiciens qui jouent dans cet ensemble sont tous tellement formidables. Ce sont des véritables bibliothèques vivantes. Ils viennent principalement de cultures où la transmission de la musique se fait par oral. Si on ne fait rien, ce sont des répertoires entiers et très anciens qui vont se perdre.  

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