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Dans la presse française, les blessures du harcèlement

Depuis plusieurs semaines, les révélations sur le harcèlement sexuel numérique subi par de nombreuses jeunes femmes journalistes obligent les rédactions françaises à un auto-examen sévère

Plusieurs licenciements ont été prononcés et plusieurs ex-journalistes se retrouvent aujourd’hui dans le collimateur pour leurs comportements, sans aboutir pour l’heure à des sanctions. — © Getty Images/Cultura RF
Plusieurs licenciements ont été prononcés et plusieurs ex-journalistes se retrouvent aujourd’hui dans le collimateur pour leurs comportements, sans aboutir pour l’heure à des sanctions. — © Getty Images/Cultura RF

Quel lien entre la Ligue du LOL, cette bande de journalistes numériques de moins de quarante ans accusés de harcèlement sexuel envers des consœurs (dont plusieurs ont été licenciés par leur rédaction en chef), et les tweets antisémites de l’ex-chroniqueur radio Mehdi Meklat, 26 ans, auteur l’an dernier d’Autopsie (Ed. Grasset), un livre alambiqué d’explications et d’excuses?

«Une culture, une sorte de réflexe tribal de jeunes types, parfois diplômés d’une école de journalisme, mais terriblement complexés, mais obsédés par ce besoin de jouer au bad boy et persuadés que ce nouveau monde numérique leur appartenait et leur permettait de tout dire, de tout écrire, sous le couvert de l’anonymat», explique le rédacteur en chef d’un grand quotidien français, qui multiplie ces jours-ci les rendez-vous avec cette jeune génération à la demande de sa direction des ressources humaines.

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Prolifération de témoignages

Raison de cette mobilisation? La prolifération des témoignages de jeunes femmes journalistes françaises sur les attaques dont elles ont été victimes au sein des rédactions des médias les plus respectés. Un étalage de haine sexiste favorisé par #EntenduALaRédac, une enquête participative lancée par plusieurs collectifs français: Prenons la une, Paye ton journal ou #NousToutes. Mehdi Meklat, ancienne star de France Inter, a pour sa part été mis à l’écart par la radio publique après la découverte de tweets antisémites haineux sous le couvert de comptes anonymes, pour lesquels il ne cesse depuis de présenter ses excuses.

Le cas de Vice France

Le cas de la Ligue du LOL, dont les meneurs écrivaient dans des titres tels que Libération ou Les Inrockuptibles, est maintenant bien documenté. Plusieurs licenciements ont été prononcés et plusieurs ex-journalistes se retrouvent aujourd’hui dans le collimateur pour leurs comportements passés dans des titres tels que Le Monde, 20 minutes ou le média vidéo Brut, sans aboutir pour l’heure à des sanctions. Un autre cas est devenu emblématique: celui du groupe américain Vice.com, dont la relance en France, en 2016, était notamment incarnée par le rappeur star du groupe NTM Joey Starr. Son PDG suisse Nicolas Bonard – qui a depuis démissionné pour rejoindre le Festival de Montreux – s’est retrouvé aux prises avec des cas de harcèlement qu’il ne souhaite pas commenter aujourd’hui.

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Il n’empêche: les cas relevés dans la presse française, au fil de plusieurs articles parus dans L’Express ou Libération, sont accablants pour l’entreprise américaine considérée comme emblématique d’un nouveau journalisme déjanté. A Vice France, les insultes sexistes étaient quasiment la règle dans une partie de la rédaction masculine, fière de cultiver son image rebelle héritée de ses fondateurs américains, issus de la culture du skate-board et du rap. «Ces harceleurs se ressemblaient tous. Des mecs pas très courageux, ayant un problème avec les femmes, emmenés par un leader odieux. Côté filles, une forme de syndrome de Stockholm a aussi joué. Beaucoup se sont trop tues», raconte un ancien membre de la rédaction. En surface, un ton éditorial provocateur souvent trés politiquement correct. En coulisses, l'insulte et le sexisme comme monnaie courante.

Des cas pas isolés

De tels comportements étaient-ils limités à quelques communautés de journalistes mâles et geeks, d’autant plus odieux qu’ils se sentaient protégés derrière l’anonymat de leurs écrans et de leurs comptes sur les réseaux sociaux? Pas sûr. Le machisme des rédactions françaises traditionnelles est aussi dénoncé. «Il est impossible d’imaginer que les directions des médias ne savaient pas. Je crains qu’une loi du silence n’ait existé, parce qu’il fallait protéger cette génération de jeunes journalistes souvent mal perçus par leurs aînés, parce qu'oeuvrant sur le web», lâche un ex-cadre de Libération. Preuve de la difficulté du sujet, aucun rédacteur en chef contacté n’a d’ailleurs voulu être cité nommément dans Le Temps à ce propos, officiellement en raison des enquêtes RH en cours et des procès au Tribunal des prud’hommes intentés par les journalistes harceleurs licenciés.

Les victimes, en revanche, n’hésitent pas à accuser. Les initiatrices de l’enquête #EntenduALaRédac s’appuient ainsi sur des chiffres accablants.  Sur plus de 1800 personnes interrogées (1566 journalistes et 271 étudiants en école de journalisme – 80% de femmes, 20% d’hommes) dans 270 rédactions (presse écrite nationale et régionale, pure players, radio, télé), plus de 208 «sont concernées par des témoignages de propos à connotation sexuelle ou d’agression sexuelle». Plus précis encore: 67% des femmes interrogées par ce collectif ont déclaré avoir été victimes de propos sexistes, 49% de propos à connotation sexuelle et 13% ont subi une agression sexuelle. Pour leur part, 62% des étudiantes en école de journalisme disent avoir été témoins de propos sexistes lors de leurs études.

Spirale de la provocation

Le parallèle avec Mehdi Meklat n’est pas déplacé. Dans son livre confus, mais souvent touchant, ce jeune talent radiophonique issu de la banlieue parisienne, à l’évidence très vif et intelligent, décrit la spirale de la provocation dans laquelle il a basculé au faîte de sa popularité dans les années 2010. Ces tweets antisémites anonymes avaient une audience. Son anonymat était devenu un «repaire de sniper». Ce qu’il écrivait distillait une haine dont il affirme qu’il n’avait «pas conscience». Comment les réseaux sociaux et les jeunes rédactions numériques ont-ils été contaminés par ces attaques haineuses et sexistes ? Dans une France où les médias traditionnels sont longtemps restés sourds aux revendications d'égalité des femmes journalistes, les blessures du harcèlement sont aujourd’hui ouvertes. Et ce qui s’est passé dans l'hexagone a sans doute bien d’autres équivalents dans les autres pays européens, où les enquêtes similaires ne font que commencer.