Les Algériens en 2019 : jeunes, libres mais sans perspectives

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Les Algériens en 2019 : jeunes, libres mais sans perspectives

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 Des manifestants opposés à un cinquième mandat d'Abdelaziz Bouteflika à Alger le 8 mars 2019.
Des manifestants opposés à un cinquième mandat d'Abdelaziz Bouteflika à Alger le 8 mars 2019.
© AFP - Ryad Kramdi

Entretien. Les manifestations que connaît l'Algérie sont inédites dans l'histoire récente du pays : jamais la rue ne s'était à ce point mobilisée. Quelles sont les caractéristiques de la société algérienne en 2019 ? Entretien avec Massensen Cherbi, doctorant à Paris II et enseignant à Science Po Toulouse.

Des centaines de milliers de manifestants dans les rues d'Algérie : la scène n'est plus inédite depuis février, depuis que les Algériens ont décidé de protester contre un cinquième mandat d'Abdelaziz Bouteflika. Le Président algérien a finalement annoncé le 11 mars qu'il renonçait à se présenter mais les manifestations continuent : cette fois pour réclamer la fin du régime et de ce quatrième mandat et demi (puisque Bouteflika n'a pas indiqué quand il comptait quitter le pouvoir). Comment expliquer ce "réveil" soudain de la société algérienne ? Entretien avec Massensen Cherbi, doctorant en droit à l'Université Paris II Panthéon-Assas spécialiste de l'Afrique du Nord et chargé d'enseignement en droit public à Sciences Po Toulouse.

Massenssen Cherbi, doctorant en droit à l'Université Paris II Panthéon-Assas et chargé d'enseignement en droit public à Sciences Po Toulouse.
Massenssen Cherbi, doctorant en droit à l'Université Paris II Panthéon-Assas et chargé d'enseignement en droit public à Sciences Po Toulouse.
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Toutes les régions d’Algérie sont-elles concernées par les manifestations ?

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Toute l'Algérie, et pas seulement la capitale, est concernée : d’Alger à Tamanrasset, dans le Sahara, de Tlemcen, dans l'ouest, à Annaba, dans l'est... Même la région dont est originaire Abdelaziz Bouteflika est impliquée. Il est né à Oujda, au Maroc, mais il a grandi Tlemcen et cette région bouge autant que les autres. Dans le Sahara, des mouvements existent également, parmi les touaregs, etc. Toute l’Algérie est dans la rue : arabophone, berbérophone... Et c'est une différence par rapport à l'autre grand mouvement précédent. En 2001, de très grandes manifestations avaient eu lieu : une grande marche avait eu lieu sur Alger le 14 juin mais ce mouvement avait peiné à sortir de la Kabylie. Le "Printemps noir", tel qu'on l'avait appelé après, avait finalement été réprimé dans le sang. On estime qu'environ 130 personnes avaient été tuées.

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La jeunesse est très présente dans ces manifestations, comment l’explique-t-on ?

Les jeunes de moins de 25 ans représentent 45% de la population algérienne. On l’explique car l’Algérie a connu le premier choc pétrolier au tournant des années 2000 (avec une remontée des prix du baril), qui a permis une remontée du taux de fécondité. Le nombre d’enfants par femme est alors remonté. Un niveau de vie moderne a permis d’avoir plus d’enfants : la construction de logements, l'augmentation des salaires, la baisse du chômage ont eu des répercussions sur la croissance démographique, qui avait pourtant baissé dans les années 90 au moment de la décennie noire.

Croissance, PIB, rang dans le classement Reporters sans frontière sur la liberté de la presse, espérance de vie, taux de fécondité, corruption... Les chiffres clés de l'Algérie.
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© Visactu -

On décrit la société algérienne comme une société qui se réveille. Pourquoi était-elle "endormie" ?

L’Algérie a connu une ouverture démocratique entre 1989 et 1992 qui a été avortée avec l’arrêt du processus électoral (l'annulation des élections législatives par crainte de la victoire du FIS, le Front islamique du salut). Cette annulation a mené à la décennie noire, entre 100 000 et 200 000 morts, qui a plus ou moins écarté les gens de la politique. Pendant les années 2000, l’Algérie a engrangé des centaines de milliards de dollars avec la rente pétrolière qui ont financé des politiques de redistribution clientéliste. Ces choix ont incité les Algériens à investir dans l’économie plutôt qu’à faire de la politique. En 2012, un sondage du "Arab center for research & policy studies" avait montré que les Algériens étaient la société la moins politisée du Maghreb et du Moyen-Orient : parmi douze pays où l'enquête avait été menée, on apprenait que 39% des Algériens n'étaient pas intéressés par la politique. En 2011, au moment des "Printemps arabes", il ne s’est pas passé grand chose en Algérie. Quelques marches avaient été organisées par l'opposition mais n'avaient pas donné lieu à de grandes manifestations. A l'époque de la candidature de Bouteflika pour un quatrième mandat, en 2014, il n'y avait pas eu non plus de grandes manifestations.

Qu'est ce qui change en 2019 ? L’éloignement de la décennie noire tout d'abord. L’Algérie est une société très jeune et beaucoup n’ont pas connu cette période : ils n'ont pas cette peur. Par ailleurs, depuis 2014, les cours du baril de pétrole se sont effondrés… L’Etat algérien n’est plus aussi à l’aise financièrement pour acheter la paix sociale. Tout cela explique que l'on sorte de l’inertie dans laquelle était la rue algérienne ces dernières années.

En dehors des causes politiques pourtant, la rue algérienne est très active ?

Effectivement : par exemple, l’année 2010 avait été baptisée "l’année des mille et une émeutes" avec des revendications portant sur l’augmentation des salaires, la redistribution des logements, l’interdiction de l’exploitation du gaz de schiste… Mais il ne s’agissait jamais de manifestations politiques visant un changement de régime. Il y avait donc une liberté relative d’expression, supérieure au Maroc et à la Tunisie jusqu’en 2011. Les Algériens n’ont pas peur de s’exprimer, de dire ce qu’ils pensent du pouvoir. 

C’est un paradoxe mais en Tunisie en 2011, il n’y a pas eu de manifestations aussi massives qu’en Algérie aujourd’hui. Mais le pays était tellement fermé qu’il a suffit de cela pour que le pouvoir tombe. Tandis qu’en Algérie, le pouvoir est déjà habitué à des manifestations, à une liberté d’expression avec des critiques extrêmement fortes du régime. On a beau avoir des manifestations qui rassemblent des centaines de milliers d’Algériens, le régime est toujours en place.

Cette liberté d’expression qui caractérise la société algérienne est née de l’ouverture démocratique entre 89 et 92 ?

En partie. L’ouverture démocratique a été la conséquence de l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1989, qui a aboli le parti unique, le caractère socialiste de l’Etat et qui a donné lieu par la suite au pluralisme politique, à la création de nouveaux partis, de nouveaux journaux, etc.

A quoi aspire la jeunesse algérienne qui manifeste ?

C'est une jeunesse qui n'a jamais été autant scolarisée et diplômée, avec plus de femmes que d’hommes dans le supérieur. Mais au sein de cette jeunesse, on note un mal-vivre, y compris chez les jeunes qui ont réussi donc on observe une fuite des cerveaux très importante, même si la vie des gens n'est plus menacée comme dans les années 90. La société algérienne offre peu de loisirs et cette jeunesse n’a vécu qu’avec Bouteflika : les jeunes qui ont 20 ans n’ont connu que lui… Ce ras le bol se manifeste aussi à cause de l'économie qui ne s'est pas suffisamment diversifiée et qui n'offre pas de perspectives. L’économie algérienne est toujours aussi dépendante des hydrocarbures (95% des exportations) malgré les centaines de milliards engrangés ces dernières décennies. C'est une économie toujours aussi fermée : l’Algérie est parmi les dernières au monde quand il s'agit de faire des affaires, derrière le Soudan et l’Irak et très loin derrière la Tunisie et le Maroc.

Lorsque Abdellaziz Bouteflika a annoncé le 11 mars qu’il renonçait à un cinquième mandat, le pouvoir a annoncé l’organisation d’une Conférence nationale impliquant les Algériens d’ici à la fin de l’année. Vont-ils participer ?

Les Algériens ne sont pas dupes et ont aussitôt manifesté contre cette proposition. Cette Conférence nationale n’est pas une assemblée constituante, ce n’est pas une assemblée élue - ses membres sont peut-être nommés ou bien sont volontaires… On ne sait pas, c’est le flou total. Et par ailleurs, Bouteflika avait annoncé cette conférence nationale dès sa candidature début février, avant les manifestations.

Il est fort probable que cette conférence sera largement boycottée par les partis d’opposition si d’ici là, le régime et Bouteflika sont encore en place. Le fait que ce rendez-vous soit organisé par lui discrédite complètement cette conférence.

Actuellement, la société algérienne est dans la rue mais est-elle structurée par des leaders, des partis, des médias ?

Non, pour l’instant, les marches n’ont ni leader, ni parti, ni grand média derrière elles. Il n'y a pas de direction politique ou quoi que ce soit. Tout le monde participe à titre individuel. Il existe toutefois des grands titres de presse : El Khabar (arabophone), El Watan et Liberté (francophone). Mais depuis la décennie noire et le printemps noir, on note une désaffection des Algériens vis-à-vis des partis politiques. Certains ont participé au pouvoir puis l’ont quitté, ils ont été discrédités… Les partis politiques ont été dépassés par ces manifestations et aucun parti d'opposition majeur ne se dégage. 

La dernière ouverture démocratique entre 89 et 92 avait bénéficié à un parti islamiste, le FIS. L’Histoire peut-elle se répéter aujourd’hui ?

Rien ne semble aller dans ce sens pour l’instant car beaucoup de choses ont changé. Toute une législation a été prise pour empêcher l’émergence de ce genre de partis : la Constitution de 1996 interdit strictement les partis à connotation religieuse. Actuellement, le principal parti reconnu de tendance islamiste s'appelle le MSP (Mouvement de la société pour la paix). Il est de tendance Frères musulmans et se revendique de l’AKP turc d’Erdogan. Mais il a longtemps participé au gouvernement dans les années 90 jusqu’à la révolution tunisienne en 2011 avant de passer dans l’opposition. Pour cette raison, il lui sera difficile de créer un engouement important dans la rue algérienne.

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