« En Libye, l’Europe et la France mettent en péril des vies et renient leurs principes »

Des migrants et réfugiés dans un centre de détention en Libye. 2018.
Des migrants et réfugiés dans un centre de détention en Libye. 2018. © Sara Creta/MSF

Julien Raickman, chef de mission de Médecins sans frontières en Libye, interpelle le président Emmanuel Macron sur les politiques migratoires européennes.

Tribune. Monsieur le Président,

En réponse à votre lettre « Pour une renaissance européenne » [publiée lundi 4 mars], dans laquelle vous appelez à « une Europe qui protège à la fois ses valeurs et ses frontières », je prends la liberté de m’adresser directement à vous pour partager ce que je vois au quotidien, en Libye, des conséquences de cette entreprise européenne de protection des frontières et des sacrifices des personnes et des idéaux sur lesquels elle repose.

Je travaille pour Médecins Sans Frontières (MSF) en Libye, où notre organisation est présente dans neuf centres de détention pour réfugiés et migrants, à Tripoli et dans la région centrale autour de Misrata, essayant de couvrir les besoins médicaux d’environ 3 000 personnes. Leur vulnérabilité est absolue, leur destin dans des mains arbitraires et notre présence, ainsi que celles d’autres acteurs humanitaires, parvient à peine à leur venir en aide.

Les principes dont l’Union européenne se réclame sont fondés sur le rejet de la violence basée sur une appartenance ethnique, nationale ou religieuse. En Libye pourtant, nous voyons des gens qui souffrent de détention arbitraire, de mauvais traitements, de sous-nutrition, de torture. Nous parlons ici aussi de femmes, de nourrissons, d’enfants non accompagnés, détenus dans des conditions inhumaines, et ceci sur la seule base de leur origine et de leur statut administratif.

Le rapport glaçant du Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies publié en décembre 2018 (qui faisait suite à un rapport similaire publié en 2016), les multiples prises de parole d’ONG internationales (dont MSF), les nombreux reportages de médias reconnus n’ont eu aucun impact sur la réalité quotidienne dans les centres de détention libyens. Le nombre de migrants qui y sont maintenus est estimé à 5 700. Parmi eux, environ 20 % de femmes et d’enfants et 75 % de personnes considérées comme relevant de la responsabilité du Haut Commissariat pour les réfugiés. Ils restent des mois en détention et rien ne pourra les protéger des violences physiques et psychiques, et parfois des enlèvements, qui ont toujours cours. Aucune alternative à la détention pour ces personnes n’existe en Libye.

L’Europe crée de la misère

Je suis Européen moi-même, et l’Europe que je vois soutenir ces pratiques n’est pas la mienne. D’ailleurs, combien de citoyens accepteraient cela en leur nom ? Le gouvernement italien a donné des bateaux aux garde-côtes libyens, la France a annoncé faire de même en février. Au moment même de cette annonce, le 21 février, j’étais en Libye et un bateau venait d’être ramené à Khoms après un jour et demi en mer. Parmi ses 116 passagers, des personnes vulnérables, hommes et femmes, six enfants, dont un de 6 mois. Terrorisés, affamés, en état d’hypothermie, ils furent envoyés en détention dans l’improvisation et le chaos. J’espérais que la ministre des armées puisse voir ce que revenir en Libye signifiait pour ces personnes.

Il est difficile pour les travailleurs humanitaires de témoigner, sous peine que notre accès aux centres de détention soit encore plus restreint ; les mots mêmes de cette lettre ont été maintes fois pesés. Aucune image venant des centres de détention libyens n’est autorisée, la récolte de témoignages difficile, voire impossible parfois.

Près de 2 300 morts ou disparus en Méditerranée en 2018, principalement au large de la Libye. Aujourd’hui, les bateaux de secours sont empêchés, à coup de manœuvres administratives et judiciaires. Les ports du nord de la Méditerranée refusent d’accueillir les rescapés, au point que certains navires marchands ignorent parfois les bateaux en détresse, de peur de ne pouvoir débarquer les personnes sauvées. Les survivants sont systématiquement ramenés en Libye, par les garde-côtes libyens ou par des bateaux commerciaux, à l’encontre du droit maritime international et des règles de non-refoulement.

Non contente de répéter qu’elle ne peut accueillir toute la misère du monde, l’Europe en crée. Le mur marin érigé en Méditerranée, le manque de places pour les réfugiés dans des pays d’accueil, l’opacité du système de détention en Libye, augmentent la précarité des migrants et permettent à un système d’exploitation humaine de fonctionner en toute impunité. Les autorités libyennes elles-mêmes ont plusieurs fois indiqué leurs capacités limitées, notamment à contrôler ce qui se passe dans certains centres de détention.

Renaissance et hypocrisie

Il est difficilement supportable d’entendre des responsables européens se réjouir de la diminution des arrivées en Europe quand on connaît la réalité. Vous parlez de renaissance européenne, mais ce que je vois ici tous les jours, ce sont des violations des droits humains faites au nom de la protection des frontières européennes. Si les conditions de détention sont connues et inacceptables, pourquoi donc faire en sorte de ramener le plus de personnes possible dans le pays qu’elles cherchent à fuir par crainte pour leur vie ? Est-il possible de refonder l’Europe sur une telle hypocrisie ?

Nos conclusions sont simples, Monsieur le Président, les choses ne peuvent continuer ainsi. L’Europe, et la France au premier chef, mettent en péril des vies et renient leurs principes en continuant cette politique. Il est urgent d’arrêter le renvoi des personnes en Libye, d’accueillir plus de réfugiés et de victimes de trafic actuellement en Libye, de laisser les ONG participer aux opérations de secours en mer et de concourir à offrir une alternative à la détention systématique des personnes en situation de migration en Libye.

Cordialement,

Julien Raickman, chef de mission de Médecins Sans Frontières en Libye

Tribune publiée le 14 mars 2019 sur Le Monde

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