Terrorisme raciste : conjurer l’engrenage

Gilles CLAVREUL - 16 Mar 2019

Terrorisme raciste : conjurer l’engrenage

  Si loin, si proche : ces images de désolation qui nous sont parvenues hier matin de l’autre bout du monde, ces corps inertes et ces visages hagards, nous ne les connaissons que trop. Ce massacre terroriste a lieu aux antipodes, mais c’est de nous qu’il parle, c’est à nous qu’il s’adresse : nous, les Européens.

Européen, c’est ainsi que Brenton Tarrant, Australien de 28 ans et principal auteur présumé de l’attaque, se présente, dans un manifeste posté sur les réseaux sociaux quelques heures avant de tuer 49 musulmans à l’heure de la prière et d’en blesser plusieurs dizaines d’autres. Son texte s’appelle « The Great Replacement », une référence explicite à une théorie propagée par l’écrivain Renaud Camus, selon laquelle le peuplement primitif de l’Europe est progressivement « remplacé » sous l’effet de l’immigration.

« Européennes » encore, les justifications que l’auteur donne à son acte, où il évoque tout particulièrement un voyage en France, sa révulsion à la vue des « envahisseurs » et sa déception lors de la défaite de Marine Le Pen face au « mondialiste » Macron. Obsédé par la démographie, l’auteur explique que les Blancs ont perdu irrémédiablement la bataille du taux de natalité. Ne reste plus, face à un envahisseur d’autant plus dangereux qu’il est pacifique, que l’élimination physique.

On verra au fil de l’enquête, lorsque la biographie du ou des tueurs aura été reconstituée et que les ordinateurs auront parlé, ce qu’il en est réellement de l’univers mental et des références qui les ont poussés à l’une des attaques les plus meurtrières imputables à l’extrême-droite, depuis la tuerie d’Utoeya en Norvège en 2011 : cible différente, mais motivations et modus operandi quasi-identiques. Pour autant, à ce stade, les références de Tarrant l’apparentent assez nettement à Breivik et aux suprématistes blancs Américains, avec qui il partage une obsession pour la race, davantage que pour la culture ou la religion. Comme le note finement un éditorialiste de The Atlantic, c’est à peine s’il se considère comme chrétien. En revanche, le « soleil noir » de la couverture, les références nombreuses à Oswald Mosley, la glorification vitaliste de la violence et la propension à endosser des qualificatifs comme « fasciste » ou « nazi » le placent du côté de l’ultra-droite raciste et suprématiste, une tendance plus développée aux Etats-Unis que partout ailleurs en Occident.

Ecosystème terroriste et spectacularisation de la terreur

Mais la correspondance la plus évidente, et pourtant la moins commentée, est celle qui relie la tuerie de Christchurch à la grande geste terroriste des dernières années : celle d’Al Qaïda et plus récemment de Daesh. Non certes sur le plan idéologique, mais dans les modes opératoires, un terrorisme « do-it-yourself » caractérisé par le passage à l’action d’individus non nécessairement liés à une organisation structurée (l’enquête le précisera) mais qui baignent dans un écosystème idéologique manichéen et délirant qui légitime le recours à la violence. Il existe un écosystème suprématiste comme il existe un écosystème jihadiste. S’y croisent, dans un cas comme dans l’autre, des Monsieur Tout-le-monde fanatisés, partageant une même vision apocalyptique, et dont certains passeront à l’action, sur ordre direct ou, le plus souvent, répondant à un appel beaucoup plus vague au passage à l’acte.

Tarrant partage aussi avec Daesh la spectacularisation de l’acte terroriste : du manifeste à la diffusion de la tuerie en direct sur Facebook, jusqu’au choix de la Nouvelle-Zélande pour montrer, explique-t-il, qu’aucun endroit sur la planète n’est plus sûr pour les « envahisseurs », le terroriste cherche le retentissement maximal. Il provoque la stupeur, l’effroi, et surtout il cherche délibérément à créer le conflit. Comme le note encore ici The Atlantic, Tarrant use des codes propres à l’univers d’internet tels que le recours massif à des « memes », des remarques ironiques et du trolling de bas niveau. L’objectif ? Brouiller les pistes, susciter un maximum de discussions polémiques, y compris sur des sujets sans rapport réel avec l’objet de l’attaque. Le terroriste a-t-il lu ne serait-ce qu’une page de Renaud Camus, dont il ne cite d’ailleurs pas le nom ? Peu importe. L’essentiel est de créer le désordre et d’aggraver les tensions, exactement comme les frères Kouachi s’étaient promis de le faire en favorisant une polarisation entre pro et anti-musulmans.

Conjurer le choc des identités

A voir les réactions dans la presse et sur les réseaux sociaux dans les heures qui ont suivi l’attentat, on peut craindre que l’efficacité symbolique recherchée ne soit en partie au rendez-vous : accusations de responsabilité morale jetées sur la presse, anathèmes contre Alain Finkielkraut pour sa proximité avec Renaud Camus…la complicité par analogie et capillarité a embrassé large, de l’extrême-droite à la gauche républicaine et laïque. Et pas seulement chez nous : ainsi Chelsea Clinton a-t-elle été prise à partie et accusée de collusion avec les tueurs par une activiste, pour avoir critiqué l’antisémitisme de la représentante démocrate musulmane Ilhan Omar. Ceux qui expliquaient après chaque attentat islamiste que les causes étaient socio-économiques et non idéologiques, que le terrorisme était le fait de paumés rejetés par la société et qu’il fallait éviter tout amalgame, n’ont pas eu tant de prudence cette fois-ci : ils ont immédiatement pointé une parenté idéologique, et donc la responsabilité morale, d’un « bloc islamophobe » allant des Identitaires à la gauche républicaine, avec la complicité active des médias. Comme si le tueur australien s’était décidé en lisant Marianne et l’Express…

Face au risque de polarisation, qui marquerait une vraie victoire pour les terroristes, on peut néanmoins compter sur le fait que l’opinion publique française se montre en général plus sage et plus stable sur ses appuis républicains que ne le voudraient certains éditorialistes et militants de tous bords. Les Français l’ont d’ailleurs prouvé après les attentats de janvier 2015, en ne tombant pas dans le piège du choc des civilisations. Après une brève poussée des actes anti-musulmans au premier trimestre, les chiffres des actes racistes ont au contraire subi une baisse importante, de plus de 60% en deux ans, tandis que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme relevait que son « indicateur de tolérance », mesuré chaque année, n’avait jamais été aussi élevé.

Pas de quoi être rassurés néanmoins : d’abord cette ultra-droite raciste et violente existe également sur notre sol, même si elle est moins active et moins structurée que dans le monde anglo-saxon. Les services de renseignement les surveillent étroitement depuis plusieurs années et ont permis récemment le démantèlement du réseau AFO dont les membres, s’ils ne paraissaient pas très aguerris, auraient très bien pu passer à l’acte contre des musulmans ou des réfugiés. Cette hypothèse d’un acte terroriste raciste sur notre sol n’est en aucun cas à exclure ; il faut non seulement tout faire pour la conjurer, mais aussi se préparer aux répercussions qu’une telle action aurait sur la cohésion nationale. Avec une extrême-droite aussi forte électoralement d’un côté, une population française de confession musulmane légitimement inquiète et des activistes islamistes et d’extrême-gauche qui jouent depuis longtemps le même jeu dangereux du « eux et nous », nous ne pouvons pas non plus compter indéfiniment sur la résilience citoyenne dont les Français ont fait preuve jusque là.  

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