Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

EnquêteClimat

Des scientifiques mettent en cause leur empreinte écologique

L’origine anthropique du réchauffement climatique ne fait plus de doute au sein de la communauté scientifique, qui la documente jour après jour. Cependant, les chercheurs, grands voyageurs, contribuent aussi aux émissions de gaz à effet de serre. Certains ont décidé de modifier leurs pratiques pour réduire leurs émissions.

Depuis les années 1980, la communauté scientifique sonne le tocsin de l’urgence climatique et environnementale. Son verdict est aujourd’hui clairement établi et abondamment documenté, chaque année, par plus de 20.000 publications contenant le mot-clé « climat » : le monde est en proie à des bouleversements majeurs, provoqués par les activités humaines.

Au fil de leurs recherches, les scientifiques s’évertuent à affiner la compréhension de ces changements, leur nature et leurs causes, à identifier les risques associés aux différentes trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre et à réfléchir aux moyens de les atténuer et s’y adapter. Depuis 1988 et son premier rapport, le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) met en lumière l’état des connaissances dans l’espace public. En parallèle, de plus en plus de scientifiques diffusent ce savoir dans les médias, telle la paléoclimatologue française Valérie Masson-Delmotte.

Paradoxe : gourmands en énergie et grands voyageurs aériens, les scientifiques qui tirent la sonnette d’alarme contribuent eux-mêmes lourdement à l’incendie. En décembre 2017, Peter Kalmus, climatologue au laboratoire Jet propulsion de la Nasa, dénonçait le message contradictoire envoyé par 25.000 scientifiques se rendant, par les voies aériennes, à une conférence organisée à la Nouvelle-Orléans par l’American Geophysical Union. « Ces scientifiques étudient les effets du réchauffement climatique sur la Terre, écrivait-il dans The Guardian. Malheureusement, leurs déplacements en avion à destination et en provenance de la réunion contribueront à ce réchauffement en émettant environ 30.000 tonnes de CO2. »

« La transition, il faut que tout le monde la vive collectivement, y compris les scientifiques. »

Néanmoins, des chercheurs ont pris conscience de l’influence néfaste de certaines de leurs pratiques professionnelles et s’attellent désormais à les rendre plus respectueuses de l’environnement et du climat. Pionnier en la matière, le Tyndall Centre for Climate Change Research, une organisation scientifique basée au Royaume-Uni, a développé « une culture de la recherche bas-carbone pour le XXIe siècle ». D’autres initiatives fleurissent à l’image de No Fly Climate Sci, collectif regroupant les géoscientifiques, les universitaires et les citoyens du monde entier qui ne volent pas ou qui volent moins.

Campagne scientifique en mer de Weddell, en Antarctique, en février 2017, dans le cadre du projet européen Wapiti dirigé par JB Sallée, qui vise à étudier les interactions entre océan, banquise, et calotte polaires.

« Au vu des alertes des scientifiques, si nos sociétés fonctionnaient correctement, il appartiendrait aux décideurs politiques de mettre en œuvre la transition, dit Peter Kalmus, fondateur de No Fly Climate Sci [1]. Je reste toutefois persuadé que nous pouvons tous faire de grandes différences. Moins voyager en est une. Avant, j’étais saturé de voyages, et la plupart de ces vols présentaient un intérêt très marginal. Je trouve qu’en joignant le geste à la parole, je suis capable de transmettre mon message d’urgence climatique beaucoup plus efficacement que je ne pourrais le faire autrement. Je me sens plus crédible. »

Des chercheurs français s’aventurent dans ce sillage. Reporterre a rencontré une équipe du laboratoire d’Océanographie et du Climat (Locean), sur le campus de Jussieu. Depuis l’automne 2018, ses membres s’échinent à faire émerger une « culture bas-carbone » dans leurs pratiques de recherche. « On a besoin de partager une culture de la transition avec le reste de la société, estime Xavier Capet, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). En l’état actuel des choses, on ne peut pas se contenter de prêcher la bonne parole sans descendre de notre tour d’ivoire. Les laboratoires doivent s’adapter au monde qu’on a absolument besoin de faire émerger, et très vite. La transition, il faut que tout le monde la vive collectivement, y compris les scientifiques. »

Le laboratoire d’Océanographie et du Climat est aux prémices de cette évolution. « Nous en sommes à la première phase, la mise en place d’une analyse globale de nos dépenses d’énergie et de notre empreinte carbone, explique Claire Lévy, ingénieure de recherche au CNRS et pilote d’un projet de plateforme de modélisation numérique de l’océan. Nous tentons de chiffrer ce que nous émettons au cours de nos déplacements, des campagnes et des missions de terrain, l’énergie consommée par l’utilisation de nos superordinateurs, les satellites, l’électricité dans nos locaux. Il y a des bilans à faire partout, qui nous permettront ensuite de voir à quels niveaux nous devrons agir en priorité. »

« Peut-être qu’on a fait le deuil d’un grand accord climatique qui permettrait de régler les choses d’en haut » 

La nécessité impérieuse de cette métamorphose est apparue au moment de la parution, en octobre 2018, du rapport spécial du Giec sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C. « L’alerte était là depuis longtemps, mais ce qui a changé avec ce rapport, c’est qu’il démontre implacablement que si on veut rester dans une gamme de changements climatiques non extrêmement destructibles pour les humains et l’ensemble des écosystèmes, il faut changer de trajectoire d’ici 2030. C’est demain ! » estime Claire Lévy.

Campagne scientifique en mer de Weddell, en Antarctique, en février 2017, dans le cadre du projet européen Wapiti dirigé par JB Sallée, qui vise à étudier les interactions entre océan, banquise, et calotte polaires.

Xavier Capet considère que « le contexte général a aussi joué : la démission de Nicolas Hulot et son impuissance à faire bouger les choses, les mobilisations qui ont suivi. Et puis, il y a la répétition d’éléments que l’on vit pour de vrai, avec notre corps, comme la succession d’années qui battent des records de chaleur. » La décevante Cop 24 de Katowice, en décembre, n’a pas rassuré les chercheurs. « Peut-être qu’on a fait le deuil d’un grand accord climatique qui permettrait de régler les choses d’en haut, dit Xavier Capet. D’où la nécessité d’agir maintenant. On connaît la limite des échelles individuelles pour agir sur des problèmes globaux, mais il y a tout un tas d’échelles intermédiaires qui peuvent vraiment engager la transition : l’échelle des laboratoires en fait partie. »

Parmi les pistes privilégiées pour émettre moins de gaz à effet de serre : moins prendre l’avion. Le trafic aérien est l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet serre et pourrait doubler d’ici 2030. Il est responsable de 5 à 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Or, dans un milieu qui valorise les échanges et l’hyperactivité, la carrière d’un chercheur se construit en grande partie à travers les liens qu’il tisse et les expéditions qu’il mène. Un scientifique qui renonce à prendre l’avion risque fort de se retrouver en marge de la communauté. « Je ne serai pas le chercheur que je suis si je n’avais pas tant voyagé, reconnaît Xavier Capet. Les jeunes qui arrivent ont besoin de s’intégrer dans le groupe, le lien physique leur est essentiel pour nouer des relations de proximité avec leurs homologues d’autres continents. »

« Il est nécessaire de se parler, d’échanger, de confronter nos travaux, estime Jean-Baptiste Sallée, océanographe. Il est difficile d’imaginer les rapports du Giec s’établir à distance, sans réunion de travail. De même, nous avons besoin de voyager pour faire des mesures dans des zones où il n’y a pas ou peu d’humain à proximité, pour comprendre comment fonctionne la Terre et son climat. »

« Toutes nos conférences ne sont pas nécessaires et certaines réunions peuvent se dérouler à distance. » 

« L’idée n’est pas de s’enchaîner à une chaise pour ne plus émettre un gramme, mais surtout de se demander ce qui est vraiment indispensable. »

Claire Lévy balaie l’image de « Géo Trouvetou coincé seul son labo » : « Ce n’est pas ça la recherche. Ce sont plutôt des collectifs d’humains qui mettent en commun leur capacité de penser. Dire “ zéro déplacement”, ce ne serait pas cohérent par rapport à ça. » Elle tempère, toutefois : « Nous avons une bonne marge de manœuvre. Toutes nos conférences ne sont pas nécessaires et certaines réunions peuvent se dérouler à distance. C’est aussi une question de cohérence intellectuelle par rapport aux injonctions que l’on fait à la société. »

L’une des clés pour voyager moins et consommer moins d’énergie, pour Xavier Capet, consiste surtout à ralentir la cadence : « L’idée n’est pas de s’enchaîner à une chaise pour ne plus émettre un gramme, mais surtout de se demander ce qui est vraiment indispensable. On court partout de plus en plus, on est ultrasollicités, on a des tonnes de courriels, on répond à plein d’appels d’offres… Peut-être qu’en revenant à un rythme un peu plus apaisé, on pourra aussi limiter le flux d’énergies fossiles qu’on injecte dans le système. »

Campagne scientifique en mer de Weddell, en Antarctique, en février 2017, dans le cadre du projet européen Wapiti dirigé par JB Sallée, qui vise à étudier les interactions entre océan, banquise, et calotte polaires.

En France, au moins une quinzaine de laboratoires français sont déjà engagés dans une démarche bas-carbone. Ils s’agrègent peu à peu autour du collectif Labos1point5, destiné à partager leurs avancées, à mieux comprendre et réduire l’influence des activités de recherche scientifique sur la planète. « Quels que soient nos domaines de recherche et nos tutelles, il apparaît essentiel de créer une dynamique commune pour réduire l’influence de nos pratiques sur le climat et la biodiversité, dit Tamara Ben Ari, chargée de recherche en agronomie globale à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), et initiatrice du projet avec Olivier Berné, astrophysicien au CNRS. Nous sentons que plein de personnes souhaitent cette mise en réseau et veulent bouger ensemble. En arrivant à quelque chose de commun, nous aurons plus de force. »

Le collectif sera alors en mesure d’interpeller directement « les représentants et les responsables, par tous les moyens et à tous les niveaux, des directions d’unité aux ministères, pour que la transition écologique et sociale soit, dans les actes et pas seulement dans les mots, une véritable priorité de la communauté académique française », explique Labos1point5 dans son texte fondateur.

Fermer Précedent Suivant

legende