interview

Chine: «Au Xinjiang, un musulman sur six serait en détention»

La répression des Ouïghours en Chinedossier
Selon le chercheur indépendant Adrian Zenz, la campagne de «rééducation» menée contre les minorités ethniques de cette région de l’Ouest chinois s’est accélérée en 2018. Il estime que jusqu’à 1,5 million de personnes seraient enfermées.
par Laurence Defranoux
publié le 20 mars 2019 à 12h00

En mai, au terme d’une longue enquête, Adrian Zenz, spécialiste allemand du Xinjiang, estimait qu’un million de citoyens musulmans de cette région de l’ouest de la Chine avaient été placés en détention dans le cadre d’une campagne de «rééducation politique» lancée en 2017. Son analyse était confortée par de nombreux témoignages, publiés entre autres par Libération. La semaine dernière, à Genève, lors d’un événement organisé en marge du Conseil des droits de l’homme, le chercheur a alerté sur l’accélération de la campagne en 2018, et parlé de «génocide culturel». Pékin affirme de son côté qu’il s’agit de programmes de «formation professionnelle» et de «déradicalisation», et a assuré lundi avoir arrêté ces dernières années «12 995 terroristes» et «puni 30 645 personnes pour des activités religieuses illégales». Alors que le président chinois Xi Jinping entamera dimanche une visite officielle en France, Adrian Zenz déplore le fait que Paris n’ait pas participé à la conférence de Genève.

Vous estimez que, désormais, 1,5 million de musulmans sont détenus au Xinjiang. Sur quoi vous basez-vous ?

Je travaille sur les nombreuses données disponibles en ligne (documents officiels, statistiques, informations techniques, économiques, offres d'emploi, images satellite…). Toutes montrent que la détention des Ouïghours, mais aussi celle des minorités kazakhes et kirghizes, s'est accélérée en 2018. Le nombre de lieux de détention a beaucoup augmenté, et les dépenses de fonctionnement des prisons et des centres de rééducation politique ont été multipliées par 4. Cela me permet d'estimer que jusqu'à 1,5 million de personnes issues des minorités ethniques du Xinjiang seraient désormais détenues, et certaines dans des conditions déplorables comme le montrent des témoignages de mauvais traitements et de torture. Cela représenterait une personne sur six, et toutes les familles sont virtuellement touchées. Les gens qui se sont rendus au Xinjiang ces derniers mois ont confirmé que les commerces et les rues semblent vidées de leurs habitants, en particulier des hommes âgés de 18 à 45 ans.

Le footballeur Erfan Hezim vient de réapparaître après plusieurs mois. Y a-t-il des personnes libérées ?

D’après ce qu’a déclaré la semaine dernière un responsable chinois, il est possible qu’une vague de libérations soit prévue. Mais pour l’instant, celles-ci sont rares, et les gens qui sortent sont en général assignés à résidence ou employés à du travail forcé, souvent dans les usines de textile. Les autorités assurent que les gens touchent un salaire correct, mais les témoignages font état de conditions proches de l’esclavage, avec une liberté de mouvement extrêmement restreinte, par exemple avec un seul jour de congé par mois.

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La communauté internationale n’a pas semblé prendre la mesure du phénomène. Cela change-t-il ?

Pendant longtemps, il y a eu peu de réactions, à cause du contrôle très strict de la censure chinoise. Mais aussi parce que les pays occidentaux sont toujours timides avec Pékin, craignant de se voir privés d'investissements chinois. La Chine a encore beaucoup de leviers sur les Européens, et beaucoup d'alliés dans le monde. Mais avec l'accumulation de preuves et de témoignages recueillis, le monde occidental commence à se réveiller. La conférence de Genève était organisée par les Etats-Unis et l'Allemagne, avec le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Canada, qui ont de nouveau demandé à la Chine d'autoriser une commission d'enquête des Nations unies. C'est dommage que la France n'ait pas participé alors que de nombreux Ouïghours y vivent. Certains ne sont jamais revenus en France après un voyage en Chine, d'autres ont des proches emprisonnés.

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Comment expliquez-vous le silence du monde musulman ?

En février, la Turquie a qualifié de «honte pour l'humanité» le traitement réservé par Pékin aux Ouïghours, un peuple turcophone. Mais c'est une exception. L'Organisation de la coopération islamique vient même de faire une déclaration remerciant la Chine «de prendre si bon soin de ses musulmans». Ce n'est pas forcément que pour des raisons économiques : une bonne partie des pays musulmans sont des dictatures, ou ont leurs propres problèmes avec les droits humains.

Beaucoup d’enfants, dont les parents sont détenus, semblent envoyés à l’orphelinat où ils sont endoctrinés.

Très peu d'informations sont disponibles. Mais la propagande chinoise se vante que les enfants sont «envoyés en internat» pour ne pas être «influencés par leurs parents extrémistes», ce qui peut confirmer les témoignages des Ouïghours. Le but est d'éradiquer la culture et la langue de tout un peuple et d'obtenir un contrôle idéologique total. D'après différentes sources, même les Ouïghours convertis au christianisme sont enfermés. Et même si l'extrémisme islamisme existe au Xinjiang, il est bien moins important que ce qu'affirme le gouvernement chinois.

Le Xinjiang est-il un laboratoire pour tester les techniques de contrôle de la population ?

Il est clair que la région est utilisée pour tester des technologies avancées de surveillance policière et de lavage de cerveau, qui pourront être utilisées dans d'autres parties du pays où il y a encore des poches de résistance anticommuniste. La «xinjiangisation» guette déjà la région de Ningxia (centre du pays), où les musulmans Hui sont majoritaires, et dont les autorités ont signé un «accord de coopération antiterroriste» avec Urumqi. Au Gansu (nord-ouest), les musulmans commencent également à s'inquiéter de la limitation de leurs libertés. Cette campagne totale pourrait bien avoir des effets contraires. Car l'histoire a montré qu'en visant l'expression naturelle et légitime de la culture et de la religion, on risque au contraire d'augmenter les formes de résistance violente.

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