Ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de rencontrer une icône. Dire que l’on va interviewer Gloria Steinem, de passage à Paris à l’occasion de la sortie de son autobiographie Ma vie sur la route (Harper Collins), suscite deux réactions : "Wouah !" ou "C’est qui ?". 

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À 85 ans, l’idole d’Emma Watson qui a écrit la préface de Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes (Les Editions du Portrait), recueil de ses articles et textes majeurs, publié en mai dernier, ne semble pas souffrir du jet-lag quand elle débarque à la Fondation Mona Bismarck. Journaliste, militante, elle claque la porte de grandes rédactions pour lancer en 1972 son propre magazine Ms., avec Dorothy Pitman Hughes. C’est avec elle et d’autres afroféministes comme Florynce Kennedy et Margaret Sloan, ainsi que la cheffe de la nation Cherokee Wilma Mankiller, la parlementaire Bella Abzug qu’elle va sillonner l’Amérique pour prôner l’égalité et libérer la parole dans les campus, les rassemblements, les meetings, les marches… Elle aura été de toutes les luttes pour l’émancipation des femmes et des minorités. Une vie de nomade qu’elle raconte dans ses mémoires passionnants, Ma vie sur la route, préfacés par Christiane Taubira (Harper Collins). Un livre a son image, captivant, humaniste, libérateur. Un livre dédicacé au Dr John Sharp qui, en 1957 à Londres, prit le risque de l’aider à avorter, et qui lui fit promettre deux choses : ne pas révéler son nom et faire "ce que vous voulez de votre vie".

Marie Claire : Après des années de lutte pour les droits des femmes, pensez-vous que l’égalité des sexes est encore une illusion ou sur le point de se réaliser ?

Gloria Steinem : Je n’ai jamais été très douée pour les prédictions, mais c’est vrai que les choses on beaucoup évolué, nous ne sommes plus seules, le mouvement des femmes a opéré une vraie une prise de conscience. Nous ne sommes plus vues comme une poignée de femmes odieuses. Mais nous nous battons contre un Establishment très dur, très solide, très inégalitaire économiquement. Il se trouve que nous avons un utérus et la définition du patriarcat est le contrôle de la reproduction. Le rôle des personnes âgées comme moi est d’avoir de l’espoir parce que nous nous souvenons du temps où c’était pire ! Nous avons vu l’énorme chemin accompli, mais quoi que dise la loi, nous n’allons certainement pas lui obéir, nous nous battons jusqu'à la Cour suprême qui s’oppose à l’avortement…

Dans votre livre, vous écrivez que le fait de ne pas avoir été scolarisée avant 12 ans, vous a évité le ‘"lavage de cerveau’". Cette éducation anticonformiste vous a-t-elle permise d’être féministe ?

J’espère que c’est mieux maintenant mais à l’école de l’époque, on apprenait à lire avec la collection Dick and Jane. Et Jane aidait toujours Dick. Nous étions assignées à notre genre. Rétrospectivement, je me dis que j’ai raté ça et que c’est une bonne chose mais, petite, je voulais être à l’école avec les autres enfants, comme je le voyais au cinéma. Pour devenir féministe, il faut être consciente de ses intérêts et de ses talents, vous n’avez pas besoin d’avoir été élevée comme je l’ai été, la majorité des femmes les plus rebelles et les plus efficaces que je connais ont grandi dans des milieux très autoritaires.

Nous nous battons contre un Establishment très dur, très solide, très inégalitaire économiquement.

En 1963 pour un article vous infiltrez un des clubs Playboy en tant que Bunny Girl et dénoncez ce travail humiliant. Aujourd’hui, jeune journaliste, quelle enquête aimeriez-vous mener ?

(Rire) Oh mon Dieu, il y a tellement de sujets ! J’écrirais des articles qui expliquent que la violence contre les femmes est le plus grand indicateur des autres violences. Que l’égalité salariale serait le meilleur stimulus économique dans le monde parce que nous dépenserions cet argent plutôt que de le mettre dans une banque suisse. Qu’il faut arrêter de regarder le sexisme et le racisme séparément car ils sont intimement liés.

Quel conseil donneriez-vous à une jeune fille ?

Just do it ! Soyez ce que vous êtes, soyez authentique, utilisez vos talents et pour ça, nous avons besoin des unes et des autres.

Et vous quel est le meilleur conseil qu’on vous ait donné ?

Le plus grand holocauste a eu lieu aux Etats-Unis où 90% de la population vivant en Amérique du Nord a été tuée par les Européens qui y migraient. La guerre, les maladies, ils ont tout subi. Quand j’ai demandé à Wilma Mankiller, cheffe de la nation Cherokee : "Mais comment avez-vous pu supporter tout ça ?". Elle m’a répondu : "On est toujours là !" C’est un très bon conseil.

Avec le recul, si c’était à refaire, que feriez vous ?

J’avancerais plus vite, je perdrais moins de temps à hésiter. J’avais besoin de l’assentiment des autres. Quand j’ai commencé à travailler au New York Magazine, j’ai suivi une affaire d’avortement, cela a été une grande révélation pour moi. Un par un mes collègues masculins m’ont prise à part pour me dire "Ok Gloria, mais ne te mélange pas à ces folles !" J’ai compris où était mon camp à ce moment-là. Il y a beaucoup de pression pour que vous rejoigniez le groupe qui détient le pouvoir plutôt que de changer le système du pouvoir.

Il faut arrêter de regarder le sexisme et le racisme séparément car ils sont intimement liés.

Ne met-on pas trop de pression aujourd’hui sur les femmes pour qu’elles soient mères ?

Il y a aussi des pressions pour ne pas l’être notamment aux États-Unis où nous n’avons pas de congé de maternité. Un jour, une femme dans le public m’a donné un très bon conseil : "Faites comme si vous étiez en couple avec une femme, comment alors partageriez-vous la charge parentale ? Et bien ne revoyez pas ça à la baisse juste parce que vous vivez avec un homme !" Tant que les hommes n’élèveront pas les jeunes enfants comme nous le faisons, et que les modes de travail fonctionneront sur les modèles de genre dépassés, nous n’y arriverons pas. L’Europe est plus avancée que les Etats-Unis sur l’idée que les enfants sont aussi des citoyens.

Sentez-vous un retour de bâton aux États-Unis depuis l’élection de Donald Trump ?

Oui de la part ceux qui pensent que leur sexe et leur race les rendent plus légitimes que nous. De temps en temps, sur la route, je croise un homme d’âge moyen qui me dit : "Une femme noire a pris mon job". Ces gens sont des supporters de Trump qui à chaque fois qu’il clame "Make America Great Again !", encourage le retour dans le passé.

Le mouvement #MeToo aurait-il pu émerger plus tôt ?

On a mesuré la progression au États-Unis quand on a commencé à dénoncer ce que vivaient les étudiantes lors de leurs jobs d’été. C’est l’avocate Catharine Mackinnon qui a créé le mot "harcèlement sexuel" en 1979 avant de le faire entrer dans la loi sur les discriminations sexuelles. Nous avions fait la couverture de notre magazine Ms. sur ce sujet, on était très fières. Le mouvement #MeToo a été beaucoup plus spontané. J’ai été très impressionnée quand j’ai su qui avait écrit la première lettre aux actrices de Hollywood qui avaient osé parler : les leaders des migrantes ouvrières agricoles. Elles disaient: "c’est ce qui nous arrive dans les champs’". C’est incroyable. Tout le monde connaît ce mouvement aujourd’hui. L’idée que notre corps nous appartient devrait être le fondement de la démocratie.