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Interview

Gilles Dowek: «Les langages nous permettent d’aller plus loin dans l’invention de notre humanité»

Prescrire de nouvelles lunettes, écrire une équation ou de la musique, donner son adresse… sont possibles grâce à l’utilisation d’un langage qui permet de pallier les limitations de la langue. Dans son essai, le chercheur pointe les différences et les liens qui unissent ces deux concepts.
par Erwan Cario
publié le 22 mars 2019 à 17h26

Si l’informatique, la musique, l’algèbre, les adresses postales et les prescriptions ophtalmologiques ont un point commun, il est loin d’être évident à première vue. Sauf pour Gilles Dowek. Connu pour être l’un des plus éminents penseurs français de l’informatique, ce chercheur à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) et professeur à l’école normale de Paris-Saclay s’attaque, dans son dernier ouvrage,

Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire

(éd. le Pommier), aux langages, ces formes écrites qui permettent de décrire des objets et de formaliser des connaissances de manière beaucoup plus précise et plus efficace qu’avec l’utilisation d’une langue. Précis et efficaces, nous avons tout de même essayé de l’être en nous entretenant avec lui à l’oral, ce qui relève presque, sur ce sujet, de l’antinomie.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre sur les langages dans leur globalité ?

Contrairement aux langues, qui sont l’objet d’étude d’une science, la linguistique, l’étude des langages a toujours été éclatée entre d’un côté la logique, de l’autre l’informatique, mais également la musique ou encore les mathématiques : le langage dans lequel on exprime les nombres constitue par exemple l’essentiel du programme de l’école primaire. La notion de langage est aujourd’hui présente partout dans notre culture sans qu’on en ait forcément conscience. Il y a quinze ans, j’évoquais déjà, dans l’introduction d’un autre livre, le langage de prescription des lunettes. Je venais d’avoir eu mes premières lunettes et j’avais vu un ophtalmo utiliser ce langage : «OD : - 1,25 (- 0,50) 180° OG : - 1,00 (- 0,25) 180°», ce qui est très différent d’une phrase écrite en français. Un autre exemple très commun, c’est le langage des adresses. On ne dit pas «le grand immeuble à côté du tramway juste avant d’arriver à la Seine» pour décrire l’endroit où nous sommes, mais juste «2, rue du Général-Alain-de-Boissieu». J’ai donc voulu faire un livre sur tout ça à la fois et montrer les points communs et les différences entre ces langages.

J’ai aussi voulu faire un livre sur un éléphant dans le salon, car on a du mal à saisir l’importance même des langages. Pour la logique, par exemple, on parle souvent d’une science du raisonnement en oubliant le rôle des langages. En informatique aussi, on met beaucoup en avant la notion d’algorithmes, ce qui est très bien, mais la question des langages dans lesquels on exprime ces algorithmes a eu beaucoup plus de mal à émerger comme une question centrale. J’ai donc voulu montrer qu’il y a des liens entre tous ces éléments et que ça définit notre culture depuis cinq mille ans. Pour radicaliser un peu ma thèse, on parle souvent de préhistoire et d’histoire avec l’invention de l’écriture en point de rupture. Mais on pourrait aussi dire qu’il s’agit de l’invention des langages. C’est-à-dire que jusqu’à la fin de la préhistoire, nos ancêtres utilisaient des langues, et c’est l’utilisation des langages qui leur a permis d’inventer l’écriture. C’est évidemment spéculatif, mais c’est pour montrer à quel point cette notion est centrale dans notre culture.

Les mots langues et langages sont presque interchangeables dans notre… langue, justement. Selon quels critères peut-on les différencier ?

Si on prend l'exemple des adresses, pendant longtemps, nous avons désigné les lieux d'une manière insouciante, c'est-à-dire en utilisant la langue. On savait parler, donc on pouvait décrire où se trouvait telle ferme, ou tel immeuble. Mais à un moment, on a dit stop. On a conçu un objet intentionnel, qu'on a donc délibérément décidé d'inventer. On alors donné un nom à chaque rue, un numéro à chaque bâtiment, et on a décidé de mettre le numéro, une virgule, le type de voie, le nom de la voie, le code postal et la ville. Cela définit une grammaire. La différence première, c'est donc le fait qu'on décide à un moment donné d'inventer quelque chose en ayant conscience de l'inventer. Et le fait qu'ils soient créés donne aux langages des caractéristiques très différentes des langues. D'abord, on se limite à un petit nombre de mots. Il y a une ascèse lexicale. En informatique, les langages de programmation ont une centaine de mots-clés, parfois beaucoup moins. Ensuite, la grammaire est plus simple que dans une langue. Une langue évolue, change petit à petit et, au final, on se rend compte que pour décrire la grammaire du français, il faut tout un livre comme le Grevisse - et encore, tout n'y est pas. Alors que dans le langage de prescriptions des lunettes, on voit bien qu'on ne va pas trouver une grammaire aussi complexe, on va juste établir un moyen de définir les corrections des verres. Enfin, on invente toujours des langages pour répondre à des problèmes particuliers, comme noter la musique, prescrire les lunettes, écrire des équations, concevoir les programmes, etc. Du coup, ces langages sont spécialisés et on ne peut pas tout y exprimer. On ne peut pas prescrire de lunettes avec le langage des adresses. C'est l'opposé des langues qui, elles, sont universelles. On peut tout dire dans une langue, y compris des prescriptions de lunettes. Mais c'est moins pratique.

Une autre caractéristique, c’est que les langages sont écrits…

Effectivement, on peut parler les langues, et ce n’est pas le cas pour la plupart des langages. Par exemple, on peut à peine lire une partition à haute voix. Si on lit simplement les notes, on perd leur longueur et, surtout, on ne peut pas lire en même temps plusieurs pupitres disposés les uns sous les autres. De la même manière, quand on lit un nombre, on ne peut pas le lire tel qu’il est écrit. Quand on lit 123, on ne dit pas «un deux trois», on est obligé d’utiliser une langue pour dire «cent vingt-trois». J’ai donc essayé de creuser ce lien entre langages et écritures et je suis arrivé à la conclusion du livre : quand nous avons inventé l’écriture, c’est d’abord pour noter les langages et pas les langues.

Ces langages ont donc été créés pour pallier la limitation des langues ?

C’est une autre des thèses du livre. On peut le voir à partir de différents exemples. Pourquoi décide-t-on un jour d’écrire «2, rue du Général-Alain-de-Boissieu» ? Sans doute parce qu’à un moment, l’utilisation de la langue, avec le développement urbain, rencontre ses limites. De la même manière, on ne sait pas jouer de la musique qui date d’avant le Moyen Age. Ça veut dire que même si la musique existait avant - on le sait, par exemple, car on a retrouvé des instruments -, l’absence de langage pour noter la musique fait qu’on en a perdu toute trace. L’exemple le plus parlant, c’est celui des équations, car on a tenté pendant assez longtemps d’exprimer les équations avec la langue. Une équation, c’est juste une question qui commence par «quel est l’objet qui». Par exemple : «Quel est le nombre qui si je lui ajoute 7 donne 18 ?» Mais cette phrase en français - ou en arabe puisque c’était au Moyen Age la langue des mathématiques - est syntaxiquement très compliquée pour une équation qui, elle, est très simple. Les mathématiciens du Moyen Age ont donc trouvé une idée, c’est d’utiliser le mot «chose». Ils disaient donc «la chose plus 7 est égale à 18». On commence déjà à voir l’émergence d’un langage. Et à partir du moment où on décide d’utiliser un symbole spécial, «x», pour «la chose», et qu’on écrit «x+7=18», on voit que ça devient beaucoup plus simple. Et, d’un coup, on peut exprimer des formules plus complexes. On voit ici que l’algèbre était bloquée. Et tout d’un coup, on invente un langage et on arrive à exprimer plus d’équations.

L’invention d’un langage, c’est donc un peu comme une porte qu’on ouvre pour aller plus loin. Mais plus loin vers où ?

Plus loin dans l’invention de notre humanité. On peut considérer que notre humanité, c’est de composer de la musique, de faire de la science, de faire de la poésie, etc. Et le fait d’avoir des langages nous permet de faire plus de musique, plus d’algèbre, plus d’informatique, plus de logique, plus de maths, et de poser de nouveaux problèmes. Ça nous permet de développer nos connaissances, et les objets que nous créons, au-delà de ce que nous pouvions faire avec la langue seule.

Dans votre livre, on apprend que ce qu’on entend généralement par «algorithmes» sont en fait des langages d’expression des algorithmes…

Le mot «algorithme» décrit un procédé, comme une recette de cuisine, qui permet de résoudre un problème sans avoir à inventer une solution à chaque fois qu’on a besoin de le résoudre. Mais il n’a pas besoin d’être exprimé pour exister. Il y a des milliers d’algorithmes qui existent dans la nature sans langage pour les décrire. Par exemple, celui qu’utilisent les fourmis pour ramener de la nourriture dans la fourmilière. Bien sûr, il y a des myrmécologues qui ont décrit l’algorithme, mais les fourmis elles-mêmes n’ont pas utilisé de langage. De la même manière, l’algorithme qui nous permet de distinguer une photo de chien d’une photo de chat est inscrit dans nos neurones, mais personne ne sait vraiment l’écrire. Nous avons pu commencer à réfléchir sur les algorithmes parce que nous avons eu des langages pour les exprimer.

On sent dans votre livre qu’il y a eu, au début du XXe siècle, un moment essentiel dans l’histoire de ces langages…

Le XXe siècle est important parce qu'on a inventé beaucoup, beaucoup de langages. Quand on enseigne la programmation informatique, il y a une phase où l'on apprend aux étudiants un langage de programmation qui existe, et puis, très vite, on leur apprend à créer leur propre langage. Il y a eu une démocratisation de la création de langages. Aujourd'hui, on crée de nouveaux langages tous les jours. Mais si la création d'un langage est intentionnelle, il arrive souvent qu'on n'ait pas conscience de l'importance de cette invention. Les informaticiens des années 50 ont ainsi créé des langages, mais ils n'ont pas compris que c'était une révolution. C'est seulement aujourd'hui, rétrospectivement, que nous pouvons constater leur importance en informatique en les reliant aux langages de la logique, de l'algèbre, de la musique, etc.

Vous expliquez que les langages ont permis d’exprimer notre humanité, mais ils ont surtout permis, à partir du XXe siècle, de donner des instructions à des machines…

«Humain» et «technique» ne sont pas opposés. Parmi le peu de chose qui sont spécifiques à l’humanité, il y a le fait de développer des objets techniques. Et nous ne sommes jamais aussi humains que lorsque nous écrivons un programme de manière à ce qu’il soit exécuté par un objet technique.

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