Reportage

Gilets jaunes à Metz: «ça durera au moins jusqu'aux européennes»

par Noémie Rousseau, Envoyée spéciale à Metz
publié le 23 mars 2019 à 18h41

Un air entendu flotte place de la République à Metz. Le déjeuner s’étire doucement au soleil. D’une table à l’autre, on se salue d’un signe de tête, d’un sourire. On se reconnaît du coin de l’œil. D’ici quelques minutes, il faudra plier les terrasses. La mairie a demandé aux cafetiers de vider de son mobilier le théâtre de l’acte XIX des gilets jaunes. Les groupes du Grand-Est ont appelé à un rassemblement régional dans la capitale mosellane, qui a déjà connu deux journées de débordements violents fin décembre et début février. Le préfet a pris un arrêté interdisant toute manifestation. Seul un rassemblement statique est autorisé.

Les forces de l'ordre, aux abords de la ville, effectuent des contrôles, filtrent, fouillent les sacs. Le jaune fluo apparaît par petites touches discrètes. Ici un bandana, là un brassard. La «marée jaune» promise, si elle monte, c'est en catimini. Comme Didier et Cathy. Le couple, qui habite la petite commune de Dieuze, a fini par renoncer au gilet. Et au rond-point. «Un automobiliste sur dix qu'on arrêtait, c'était un ami», explique Didier. Mais ils n'ont loupé aucun samedi depuis le 17 novembre. La semaine dernière, ils sont allés à Paris en voiture. Ils se souviennent surtout du gaz, «plus nocif que d'habitude», dit Cathy. Elle montre son nez, sa bouche, «là, ça brûle encore». Main dans la main, lunettes de piscine en poche, ils convergent vers le centre de la place.

Pas de gilet non plus pour Stéphane, «devenu source de contrôles d'identité». L'accessoire est devenu accessoire pour le porte-parole du radar de Ceintrey, non loin de Nancy. Un jour de novembre, il s'est «arrêté là-bas pour discuter», au radar. «J'ai rencontré des gens comme moi, de milieux et d'horizons différents mais avec le même ras-le-bol que je me traîne depuis vingt ans», raconte-t-il. Ils n'ont jamais abîmé le radar. Ils sont une quarantaine, désormais inséparables, devenus «une famille», lâche-t-il. Depuis Paris la semaine dernière, il les observe, eux et les autres «basculer doucement dans l'affrontement». Comment cela finira-t-il? Il hausse les épaules, souffle, il aimerait bien savoir. Parle de destitution, de dissolution de l'Assemblée. Ils se sont «déjà trop battus pour s'arrêter». Chaque semaine, ils se réunissent, se posent à nouveau la question, votent. Et le samedi arrive, et ils retournent inlassablement battre le pavé. «Ce sera ça jusqu'aux européennes au moins», prédit-il. Ce samedi, l'interdiction de manifester le fait enrager, presque autant que l'initiative d'un «groupe dissident de gilets jaunes lorrains», qui a «absolument voulu obtenir une autorisation pour un sit-in»: «Ridicule», juge Stéphane.

«Déguisée en touriste»

La place se peuple d'une foule bigarrée, des chasubles apparaissent enfin décorées de la croix de Lorraine pour beaucoup, certains ont des t-shirts noirs floqués de masque à gaz jaune fluo, des pancartes. Un homme en combinaison blanche arbore une coiffe d'Indien à plumes. Un homme propose de rencontrer la coordinatrice. Perles aux oreilles, lunettes de soleil dans les cheveux, sac à paillettes à l'épaule, Anne est «déguisée» dit-elle. «En touriste», précise celle qui a commencé sur ce que les gilets jaunes surnomment «le rond-point des Bisounours». Essentiellement des femmes, fonctionnaires, infirmières, mères de famille… Et plus «elles s'usent», plus elles sont «déterminées», désormais «prêtes à se durcir». Elle raconte «ce qu'on rabâche depuis des mois», les pleins en début de mois, du frigo, du réservoir de la voiture. «Quand j'ai découvert le bouton "5 euros" sur la pompe à essence, je me suis dit que je n'étais pas la seule», et c'est ainsi qu'Anne fut une des premières à relayer l'appel du 17 novembre dans le Grand-Est.

Depuis, elle se lève à l'aube pour répondre aux messages, suivre les réseaux sociaux, rentre à la nuit tombée, après les réunions. Désormais elle coupe son téléphone pour dormir, mais ses rêves sont peuplés de gilets jaunes. Ce matin en partant, elle a croisé son voisin CRS, elle lui a dit qu'elle était «bien contente qu'il ne bosse pas aujourd'hui». «Les policiers sont fatigués, ils n'en peuvent plus, comme nous. Les Sentinelle, c'est une première étape. Le gouvernement va avoir de plus en plus besoin de l'armée», estime-t-elle. Avec d'autres elle était sur les Champs Elysées pour l'acte XVIII, samedi dernier «à se faire démonter». A un moment, perdus dans la capitale, les gilets jaunes de l'Est se sont retrouvés place Vendôme, «un monde parallèle». «Il y avait des gens avec des paquets Dior, et des policiers pour les protéger», décrit Anne qui plonge soudain sous sa jupe pour en sortir son gilet jaune imprimé «femmes précaires, femmes en colère, femmes en guerre». Elle se redresse, sort un sac à dos range son cabas à paillettes, transvase ses affaires. Elle n'est plus une touriste, et va avec les autres braver l'interdiction de manifester en filant vers la préfecture, scandant «Macron démission», chantant la Marseillaise.

«Un connard en gros 4x4»

La buraliste se dépêche se baisser le rideau de fer. Elle est seule, elle craint de «devoir fermer en catastrophe», quand «les gilets jaunes se dispersent et qu'il ne reste plus que les casseurs». Dans les boutiques, les clients regardent passer les gilets jaunes. Les manifestants regardent les clients. «Rejoignez-nous», lance une dame, cheveux blancs coupés court, baskets rose fluo, pancarte «Macron nous presse comme des citrons». Elle a arrêté d'être vendeuse pour élever ses enfants, n'a jamais retrouvé de boulot ensuite. Alors la retraite, ce sera «niet». Au rond-point d'Augny, «un connard en gros 4x4», lui a dit «vous n'en avez pas marre ?». Non, qu'elle a répondu. Et même si deux cabanes ont été démontées par les autorités et la troisième incendiée, elle ne «lâchera rien». Seulement, «Macron non plus», redoute-t-elle.

Le cortège arrive sous les grilles de la préfecture. Son mari l’interrompt. Eux, s’arrêtent là. Il a repéré les forces de l’ordre massées dans les rues adjacentes, les boucliers. Les manifestants passent devant l’hôtel de ville, la tension monte, quelques détonations, le cortège se scinde, file dans les petites rues. Attablés en terrasse, des Messins regardent les gilets jaunes passer en se frottant les yeux. Ils sirotent une bière en attendant que le nuage de lacrymo se dissipe alors que des affrontements ont lieu place de la République. En fin d'après-midi, tout est redevenu calme. Le défilé s'est dispersée, les engins de nettoyage lavent la place. Selon le Républicain lorrain, il y a eu 9 interpellations et une personne a été blessée par un tir de LBD.

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