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Yémen / Guerre

[Analyse] Yémen: comprendre un si long conflit

Cela fait maintenant quatre ans que l’Arabie saoudite, avec l’aide des Emirats arabes unis, intervient au Yémen. Alors que le conflit s’apprête à entrer dans sa cinquième année, le Yémen est confronté à un désastre humanitaire sans précédent : plus de 20 millions de personnes sont confrontées à la faim, aux épidémies et à la violence d’un conflit dans une impasse militaire et politique totale qui risque d’enflammer toute la région. Retour sur cette histoire dramatique avec le chercheur François Frison-Roche.

Soldats houthis.
Soldats houthis. REUTERS/Khaled Abdullah/File Photo
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François Frison-Roche est docteur en sciences politiques, spécialiste des transitions démocratiques. Chercheur au CNRS, il travaille actuellement au Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa) de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas. Ayant dirigé le projet « Aide à la transition au Yémen », il a été détaché par le gouvernement français auprès de la Conférence de dialogue national et de la Commission de rédaction de la Constitution yéménite de 2012 à 2014.

RFI : Quel est le point de départ de cette guerre, François Frison-Roche ? Est-ce l’onde de choc du « printemps arabe » sur la région ?

François Frison-Roche : On peut dire d’une certaine manière que le mouvement yéménite s’est déclenché au moment des révolutions arabes. Mais au Yémen, c’était davantage un règlement de comptes entre prédateurs yéménites que le déclenchement d’une révolution au sens où on peut l’entendre. Bien sûr qu’il y avait un ras-le-bol général de la population après 33 ans de dictature d’Ali Abdallah Saleh, mais c’était surtout un règlement de comptes entre trois prédateurs locaux, qui souhaitaient garder le pouvoir ou se le répartir différemment. Ces trois prédateurs étaient l’ancien président Ali Abdallah Saleh, le général Ali Mohsen al-Ahmar, plutôt proche des Frères musulmans et du parti al-Islah, et Hamid al-Ahmar, un chef d’une confédération de tribus très importantes, lui aussi plutôt de tendance islamiste al-Islah. Donc, quand le président Ali Abdallah Saleh a voulu mettre son fils à sa place, les deux autres prédateurs ne l’ont pas accepté et ont profité du moment du printemps arabe pour écarter le président Ali Abdallah Saleh et tenter de redistribuer les cartes du pouvoir politique et économique.

L'ancien président Ali Abdallah Saleh (ici en août 2017) avait combattu les Houthis lorsqu'il était à la tête du Yémen de 1990 à 2012.
L'ancien président Ali Abdallah Saleh (ici en août 2017) avait combattu les Houthis lorsqu'il était à la tête du Yémen de 1990 à 2012. REUTERS/Khaled Abdullah

Pour sortir de la crise, sous l’hospice de l’Arabie saoudite et du Conseil de coopération du Golfe, un accord politique est signé à Riyad et Ali Abdallah Saleh passe la main à son vice-président, l’actuel président Abd Rabbo Mansour Hadi. On prévoit d’organiser une conférence de dialogue nationale, la rédaction d’une nouvelle Constitution et de nouvelles élections, mais cela ne va pas se passer ainsi. Après environ deux ans et demi de transition, alors que le projet de Constitution est en préparation, le président Hadi décide notamment que la région, qui devait être sous contrôle des Houthis, n’aurait pas d'accès à la mer et cela déclenche évidemment leur retrait de toute coopération. L’étincelle qui déclenchera le début de la guerre civile, c’est que le président Hadi, sur pression du Fond monétaire international (FMI), va supprimer énormément de subventions qui font flamber les prix. La population se révolte en quelque sorte et accepte que les Houthis, qui étaient en train de descendre avec leurs forces militaires sur Sanaa, puissent prendre le contrôle de la capitale. Le président, après des négociations, est mis en résidence surveillée. Il parvient à s’enfuir sur Aden, et de là, il est exfiltré sur Riyad où il demande l’aide militaire de l’Arabie saoudite pour être rétabli dans ses fonctions de président.

Pour quelles raisons l’Arabie saoudite va-t-elle s’impliquer ?

L’Arabie saoudite a un bon prétexte : rétablir la légalité au Yémen. Mais elle a surtout des arrière-pensées et c’est pour cela qu’elle crée une coalition arabo-sunnite avec son allié principal, les Emirats arabes unis, et décide de mettre un terme à une sorte de coup d’Etat houthi au Yémen, les Houthis étant d’obédience chiite. Car l’Arabie saoudite craint énormément l’Iran et ce qu’on appelle « l’arc chiite », c'est-à-dire l’Iran, la Syrie, l’Irak et le Liban. Alors que l’Arabie saoudite fait face à l’Iran, elle ne veut pas voir dans son dos un Yémen sous contrôle potentiel iranien. Donc, l’Arabie saoudite décide d’intervenir et bombarde avec les Emirats. Les Emirats se concentrant sur le sud du Yémen, l’Arabie saoudite intervenant plutôt sur la partie nord du pays.

Aujourd’hui, cela fait quatre ans que l’Arabie saoudite et les Emirats sont engagés dans cette guerre, que s’est-il passé durant cette période ?

Pendant ces quatre ans évidemment les choses ont énormément évolué. Sur le plan intérieur, l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh par les Houthis a décapité son parti qui avait contrôlé en quelque sorte le Yémen. Ensuite, il faut comprendre que la partie nord, contrôlée par les Houthis, c’est le Yémen « utile », peuplé par 25 millions de personnes alors qu’il n’y a que 5 millions d’habitants dans le Sud. Or, quand l’Arabie saoudite décide de bombarder et de casser tout ce qui se trouve dans le Nord-Yémen et qu’elle instaure une interdiction aérienne et surtout un blocus naval du pays, eh bien au bout de quatre ans nous avons ce résultat qui est l’impossibilité de ravitailler la population. Cela va déclencher une énorme crise humanitaire, avec 18 à 20 millions de personnes en situation de pré-famine, voire quelques millions en situation de famine véritable.

Une Yéménite tient  dans ses bras son enfant souffrant de malnutrition dans un centre de soins à Sanaa, le 6 avril 2016.
Une Yéménite tient dans ses bras son enfant souffrant de malnutrition dans un centre de soins à Sanaa, le 6 avril 2016. REUTERS/Khaled Abdullah

En quatre ans, il y a eu énormément d’évolutions sur le plan militaire. Les terrains d’action ont évolué, il y a plusieurs fronts : le front Nord qui se trouve un peu sur la frontière avec l’Arabie saoudite, le front de la mer Rouge, du côté du port d’Hodeïda, le front Sud avec le conflit autour de la ville de Taïz et le front Est dans la région de Mareb. Le conflit yéménite est à la fois très compliqué sur le plan politique et sur le plan militaire, et le fait qu'il y ait plusieurs fronts complique énormément les choses. La région nord du Yémen est montagneuse et les Houthis qui ont l’habitude de ces reliefs tiennent très bien ce territoire en échappant aux bombardements. C’est pour cela que l’Arabie saoudite n’envoie pas de troupes au sol, car elle sait très bien qu’elle ne pourrait pas tenir le terrain.

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Et dans ce paysage se greffent aussi les organisations extrémistes de Daech et d’Al-Qaïda ?

La question d’Al-Qaïda et du terrorisme islamique existe évidemment au Yémen même si peut-être de nos jours les choses sont différentes de ce qu’elles étaient il y a plusieurs années. Les Américains, à partir de leurs bases, notamment de Djibouti, ont largement utilisé leurs drones pour éliminer physiquement les leaders d’Al-Qaïda ou de Daech qu’ils pouvaient repérer au Yémen. Il y a eu aussi l’intervention des Emirats dans le Sud, là où Al-Qaïda se déployait. Les Emirats ont largement contribué, après un certain temps d’ailleurs, à nettoyer un petit peu cette zone. Ce qui fait que la dangerosité d’Al-Qaïda comme de Daech au Yémen est quand même sous contrôle, même si évidemment tous les éléments favorables à une flambée de terrorisme existent avec la famine et le chômage. N’importe quelle organisation terroriste, prête à donner 100 dollars et une kalachnikov à un Yéménite qui est en situation de famine, fait évidemment une nouvelle recrue. Donc, potentiellement, le terrain reste tout à fait favorable à al-Qaïda même si de nos jours le danger semble largement circonscrit.

Corps étalés après les bombardements à Sahar, le 01/11/2017
Corps étalés après les bombardements à Sahar, le 01/11/2017 STRINGER / AFP

Vous êtes très critique à l’égard de l’implication de l’ONU dans ce conflit. Que s’est-il passé ?

L’ONU porte manifestement une lourde responsabilité dans l’évolution de ce conflit. Entre 2011 et 2014, le représentant sur place du secrétaire général de l’ONU n’a pas su apprécier la situation et manifestement a laissé s’instaurer un climat de défiance qui a abouti à la situation que l’on connaît. Son successeur malheureusement n’a pas eu beaucoup de possibilités d'action, car il y a eu entre-temps l’arrivée de l’actuel président américain Donald Trump ainsi que des événements qui ont fait que l’Occident se focalisait davantage sur des conflits comme la Syrie, et l’ONU a laissé filer en quelque sorte le dossier yéménite. Il a fallu [le 5 janvier, NDLR] l’arrivée de Martin Griffiths, un Britannique, pour essayer de régler les choses, même s'il n’a pas eu la façon adéquate pour aborder tout cela, comme on le voit avec l’échec des accords de Stockholm qui devaient régler la question du contrôle du port d’Hodeïda. C’est manifestement une erreur de croire qu’au Yémen, en 2019, on est dans la configuration de 2014 avec un gouvernement légitime et des rebelles Houthis. En quatre ans, les choses ont considérablement évolué sur le plan politique, le président Hadi est décrédibilisé, les Sudistes revendiquent leur indépendance avec le soutien des Emirats. Je ne pense pas que les tentatives de règlement soient bien orientées par l’actuel représentant du secrétaire général, même si évidemment celui-ci obtient le soutien unanime de tous les membres du Conseil de sécurité de l’ONU.

Quelle est la situation actuellement sur le plan intérieur et régional ?

Sur le plan intérieur, on a évidemment cette crise humanitaire, que nos sociétés occidentales auront de plus en plus de difficulté à accepter, surtout s’il y a des images. Vingt millions de personnes qui meurent de faim ce n’est pas tolérable et donc il va bien falloir que quelque chose se passe. En même temps dans le sud du Yémen, il y a un Conseil de transition du Sud qui remet en cause la légitimité de l’actuel président Hadi. Sur le plan politique, cela sera très compliqué de réunir à nouveau les Yéménites dans un pays même si l'option fédérale suggérée est maintenue.

Lors d'une distribution de sacs de farine au centre d'aide humanitaire de la ville portuaire d'Hodeidah, le 14 juin 2018.
Lors d'une distribution de sacs de farine au centre d'aide humanitaire de la ville portuaire d'Hodeidah, le 14 juin 2018. REUTERS/Abduljabbar Zeyad

Sur le plan régional, il faut comprendre que ce conflit yéménite est tout à fait révélateur d’un basculement des équilibres et d'une reconfiguration des sentiments d’intérêts nationaux qu’ont les pays de cette zone. L’Arabie saoudite se sent menacée par l’Iran. Les Emirats arabes unis, qui veulent absolument jouer un rôle, sont en train de former un arc militaire tout autour du golfe d’Aden, un arc militaire à partir de la côte sud du Yémen, d'Assab en Erythrée où ils ont construit une base aéronavale, ils modernisent un port dans le Somaliland en Somalie, un autre à Bossasso dans le Puntland. On sent que les Emirats veulent instaurer leur système de sécurité dans cette zone, car par le détroit de Bab-el-Mandeb passe environ 35 à 40 % du commerce maritime mondiale. C’est très important pour des pays comme l’Egypte parce que le canal de Suez est évidemment dépendant du libre passage par Bab-el-Mandeb, mais aussi Israël ou la Jordanie, car les ports d’Eilat ou d’Aqaba dépendent de la liberté de transit par Bab-el-Mandeb. Il y a manifestement un basculement de la sécurité vers le sud de la péninsule arabique et vers la corne de l’Afrique. Quand vous voyez la situation humanitaire, les tensions entre les pays de la région et la concentration militaire, comme en République de Djibouti avec de très nombreuses bases aéronavales, y compris des principaux membres du Conseil de sécurité, on peut craindre le pire.

Sanaa
Sanaa ©REUTERS/Khaled Abdullah

Quels sont les perspectives et les scenarios qui se dessinent dans l’état actuel des choses ?

Les scenarios sont difficiles à imaginer, car on était très optimiste au début de la transition au Yémen et l'on s’est aperçu que, les choses allant en dérivant, on aboutit à être aujourd’hui au début d’une cinquième année de conflit. Donc, il faut être très prudent quand on examine le futur. Manifestement les Houthis sont dans une situation qui ne sera pas tenable très longtemps, non seulement parce qu’ils ont certainement épuisé tous les stocks d’armes qu’ils pouvaient trouver sur place après 33 ans d'accumulation par Ali Abdallah Saleh, mais aussi car il y a cette crise humanitaire, que l’ONU dénonce avec raison, à laquelle il va bien falloir trouver à un moment une solution. Quitte à ce que tout le monde accepte, non seulement de se mettre autour d’une table, mais de partager le pouvoir. Maintenant, la balle n’est pas uniquement dans le camp des Houthis, qui sont quand même suicidaires dans leur attitude actuelle, mais aussi dans le camp de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis parce qu’il faut que ces pays acceptent que le Yémen ne devienne pas uniquement leur marionnette dans le sud de la péninsule arabique.

Cela fait beaucoup de conditions, qui sont difficilement envisageables aujourd’hui, même s'il est vrai après l’affaire Jamal Khashoggi, c'est-à-dire l’assassinat de ce journaliste saoudien en Turquie par les services de son pays, des pressions occidentales ont pu être exercées sur l’Arabie saoudite qui dirige cette coalition. Maintenant, est-ce que cela sera suffisant pour véritablement faire en sorte que le conflit au Yémen cesse dans les prochains mois ? Permettez-moi d'en douter.

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