Publicité

Le football féminin devient «bankable»

Des contrats record en Angleterre et en France, des foules jamais vues en Italie et en Espagne, le football féminin connaît en ce mois de mars un engouement sans précédent. Surtout, il est enfin pris aux sérieux par les grands clubs et les ligues

Le calcul est simple. A l’ère du développement du «clubisme», développer sa section féminine, c’est comme ajouter un nouveau produit à sa gamme. — © Marco Bertorello/AFP Photo
Le calcul est simple. A l’ère du développement du «clubisme», développer sa section féminine, c’est comme ajouter un nouveau produit à sa gamme. — © Marco Bertorello/AFP Photo

L’année 2018 s’était achevée sur un désolant «Tu sais twerker?» adressé à la Norvégienne Ada Hegerberg, première Ballon d’or de l’histoire du football, et l’on s’était dit qu’il y avait encore du boulot pour que les footballeuses soient prises au sérieux. Trois mois plus tard, le constat est tout autre, comme si l’on était sorti d’un long hiver. C’est le cas, et le printemps est propice aux révolutions, mais qui pouvait imaginer la folle semaine que vient de vivre le football féminin?

Le 17  mars à Madrid, le match au sommet de la Liga Iberdrola, Atlético Madrid-FC Barcelone (0-2) s’est joué devant 60  739 spectateurs massés dans le Wanda Metropolitano. Un record du monde pour un match féminin de clubs. Le 19  mars à Zurich, la FIFA annonce avoir reçu neuf préavis de candidature – un record – pour l’organisation de la Coupe du monde en 2023. L’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Australie, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, les deux Corées réunifiées, le Japon et la Nouvelle-Zélande veulent organiser la compétition créée en 1991. Le 20 mars à Londres, la banque Barclays devient pour trois saisons et 13 millions de francs le sponsor titre de la Women’s Super League. Encore un record, et ce n’est pas le dernier.

Lire aussi:  La longue marche du football féminin suisse

Le rôle des Coupes du monde

Dans un autre registre, le 21  mars, des supporters violents du PSG sont arrêtés alors qu’ils se rendaient à Londres pour assister à Chelsea-PSG en Ligue des Championnes. Le foot féminin a ses hooligans. Le 24  mars à Turin, le match au sommet du championnat d’Italie féminin voit la Juventus battre la Fiorentina (1-0) devant 39  027 spectateurs (record italien), dont beaucoup de femmes et de jeunes filles.

«Aujourd’hui, il y a même une petite hype autour des filles. Un club bat un record dans un pays et un autre se dit que lui aussi pourrait le faire, sourit Tatjana Hänni, cheffe du département football féminin à l’ASF. Ce développement est fantastique, je suis heureuse que les anciennes, qui ont travaillé si dur depuis si longtemps, puissent aujourd’hui voir le résultat. On savait que c’était possible mais on n’avait aucune idée du moment où ça allait décoller. Le football féminin a toujours avancé par à-coups et bien souvent, ce sont les Coupes du monde qui ont fait bouger les choses. Celle de 1999 aux Etats-Unis a vraiment installé l’existence du football féminin dans la tête des gens. Celles de  2011 et  de 2015 ont amené la médiatisation, la commercialisation, les réseaux sociaux.»

La prochaine, du 7  juin au 7  juillet en France, promet de donner un nouveau coup d’accélérateur. Plus de 600 000 billets sur les 1,3 million disponibles ont été vendus et la FIFA table sur une audience cumulée d’un milliard de téléspectateurs. Les demi-finales et la finale, toutes à Lyon, se joueront à guichets fermés. Les médias s’intéressent comme jamais à l’événement, peut-être parce que (au contraire des hommes en Russie), tous les grands pays sont représentés, aussi bien les maîtres du jeu (Allemagne, Argentine, Pays-Bas, Brésil) que les géants économiques (Etats-Unis, Chine). Seule l’Europe de l’Est manque à l’appel.

Lire également:  La Coupe du monde célèbre le football et les femmes

«Au carrefour de l’histoire»

L’Espagne, l’Italie, l’Angleterre et la France seront de la fête et en profitent pour pousser leur compétition nationale. Pour Il Sole 24 Ore, «l’Italie découvre le football féminin», une discipline «au carrefour de l’histoire», selon La Stampa, rapportait hier l’AFP. Le 5 mars, la fédération espagnole (FREF) a annoncé la reprise en mains d’une Liga jusqu’ici abandonnée à un sponsor, pour en faire une version féminine des affrontements entre grands clubs institutionnels. En France, Canal + a acheté les droits de la D1 et diffuse les affiches entre OL et PSG en prime time le samedi soir. Selon L’Equipe, les droits cumulés du football féminin rapportent 5,4 millions d’euros par an à la Fédération française (FFF), contre 1,8 million auparavant.

La situation n’est de loin pas parfaite et ne peut pas être comparée à celle des hommes. L’intérêt ponctuel pour une sélection ou un événement est une chose, fidéliser un public et des annonceurs en est une autre. A Turin, il y avait bien plus de spectateurs dans le stade que de licenciées dans toute l’Italie (23 000 licenciées, neuf fois moins qu’en Allemagne). A Alicante, en janvier, si la Roja a battu son record de spectateurs, cela ne représentait toujours que 9182 personnes. Samedi, le traditionnel numéro spécial salaires de L’Equipe Mag plaçait 41 footballeurs, mais aucune joueuse, parmi les 50 sportifs français les mieux payés. Si la capitaine de l’équipe de France, Amandine Henry, touche 30  000 euros par mois, la plupart des joueuses gagnent cette somme sur toute une année.

En Suisse aussi, il reste du travail. «Nous avons 27 000 joueuses, soit 10% des licenciés de l’ASF, détaille Tatjana Hänni. Dans certains cantons et certaines catégories, comme les M14 à Zurich, cela monte à 16%. Il faut développer le championnat et attirer plus de spectateurs aux matchs de l’équipe nationale. Il est vraiment dommage d’avoir raté la Coupe du monde 2019 et il sera très important d’être à l’Euro 2021 en Angleterre.»

Un calcul économique 
et stratégique

Mais ce qui est vraiment nouveau, c’est que les grandes institutions misent enfin sur le football féminin, à l’image de Benfica, dont l’équipe féminine montée avec de gros moyens tourne à plus de 20 buts par match en deuxième division portugaise. Historiquement, les sections féminines ont dû s’affranchir des grands clubs pour grandir. Dans tous les pays, on constate le même mouvement inverse de fusion des meilleurs clubs et des meilleures équipes féminines. Les premières des classements se nomment désormais Lyon, PSG, Juventus, Barça, Wolfsburg, Bayern, Manchester City, Arsenal, Servette. Comme chez les garçons.

Le calcul est simple. A l’ère du développement du «clubisme», développer sa section féminine, c’est comme ajouter un nouveau produit à sa gamme. En France, où 30% des femmes disent s’intéresser au football (une progression de 50% en cinq ans), la Ligue envisage des horaires de match plus favorables aux mères de famille. Les équipementiers ne s’y sont pas trompés et Nike et Adidas ont développé cette année pour la première fois des maillots spécialement dédiés pour les équipes de France, Allemagne, Espagne et Suède. «Tous ont réalisé le potentiel qu’offre le football féminin, aussi sur le plan de l’image», souligne Tatjana Hänni. S’intéresser aux filles à crampons est devenu tendance, cool, «bankable».