De passage à Lausanne, Pablo Servigne a participé à un débat organisé par la Fondation Zoein, mardi, au Théâtre de Vidy: «Effondrements et renaissances: ressentir, savoir, imaginer», ou comment vivre dans une société solidaire et respectueuse des limites planétaires. Décryptage d’une philosophie dans l’air du temps, entre colère, résilience et espoir.
Le Temps: Fonte des glaces, déforestation, pollution de l’air, plastiques dans les océans… Dans vos ouvrages, vous prévoyez l’effondrement de notre civilisation industrielle d’ici à 2025. Vous y croyez vraiment?
Pablo Servigne: Evidemment! C’est peut-être même déjà en route. Des chocs majeurs peuvent arriver dans cinq ou dix ans, ou même demain. En tout cas, c’est pour bientôt, vu l’état de dégradation de la planète. La menace climatique n’est plus à prouver, avec un appauvrissement des sols et la disparition dramatique de la biodiversité. Ces problèmes vont de pair avec des difficultés d’approvisionnement en ressources et en énergie. A terme, cela va intensifier les conflits géopolitiques, ce qui pourra potentiellement provoquer un crash économique et boursier. Il n’y a pas de cloisonnement, tout est interconnecté. Nous sommes face à un risque systémique global. Les effondrements en cours entraîneront les drames du futur.
Vos propos sont catastrophistes… Est-il nécessaire d’instaurer un climat de peur auprès de la population pour insuffler un changement?
Ce ne sont pas les discours qui instaurent un climat de peur, ce sont les catastrophes elles-mêmes. Je n’ai jamais eu pour but d’angoisser la population. On ne peut pas alerter son voisin d’un incendie sans parler du feu! Dans notre premier ouvrage, nous avons tenu à exposer les faits et constater l’ampleur des dégâts. Il faut bien que la population se rende compte des bouleversements majeurs de notre société pour pouvoir y survivre. Il est normal de ressentir de la peur, de la colère et de la tristesse quand on perd quelque chose à quoi on tient, surtout quand on assiste à la destruction massive de notre environnement. Mais des sentiments positifs peuvent aussi ressortir de cette tragédie.
C’est-à-dire?
Il faut concevoir la résilience écologique comme un processus de deuil. Notre monde, bâti autour de l’idée de croissance infinie, n’est plus viable. L’avenir tel que les pays se l’imaginaient n’aura pas lieu. Mais il est possible de passer de la colère à l’acceptation et d’écrire une nouvelle histoire qui aura du sens. Ce déclic est une vraie libération qui permet de se débarrasser de la peur et de la colère pour déboucher sur un horizon plus serein. L’effondrement est une réelle opportunité d’envisager un nouvel avenir.
Je ressens un certain sentiment d’accomplissement. Cette année, je compte m’effacer un peu de la scène médiatique afin de prendre du recul
De quoi sera fait ce monde post-effondrement?
C’est aux individus d’en écrire l’histoire et j’invite tout le monde à se l’imaginer. Sur un plan personnel, il s’agira surtout de ne pas sombrer dans le pessimisme. Cela sera possible grâce à un environnement psychoaffectif solide, notamment la famille et les amis. Aider les autres, écouter son prochain… altruisme et spiritualité seront absolument nécessaires. Chacun devra se remettre en question et se demander quel monde il souhaite laisser à ses petits-enfants. Sur le plan collectif, il faudra trouver une nouvelle forme de vivre-ensemble et non un survivalisme individualiste et néfaste. Cela passe par exemple par une nouvelle manière d’être au monde, où les êtres vivants ne sont pas des objets mais des sujets à part entière. Nous avons appelé «collapsosophie» les manières d’aborder ce possible effondrement par l’éthique, l’art, les récits ou la spiritualité.
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Le chemin semble encore long avant d’arriver à une prise de conscience collective…
Non, la prise de conscience est là, tout le monde sait. Le problème est de passer à l’action, car les mécanismes de déni et de dissonance cognitive sont puissants. On ne croit pas ce que l’on sait! Toutefois, ce déni est une première étape normale lorsque l’on découvre la vérité. Eviter de voir la réalité est une manière de se protéger face à la disparition progressive de notre environnement. Au niveau politique, il y a aussi des verrous. Les institutions ne sont pas capables d’agir, car elles n’ont pas été conçues pour répondre à un problème de si grande ampleur sur le long terme. Tout est à changer, rapidement.
Etes-vous confiant?
Pour l’instant, oui. En France, les «gilets jaunes» expriment leur colère chaque samedi et inventent des outils politiques. Toutes les semaines, des milliers de jeunes descendent dans la rue pour manifester pour le climat. Depuis quelques mois, le mouvement Extinction Rebellion agit de manière radicale pour limiter le réchauffement climatique dans de nombreux pays. Il y a un bouillonnement d’initiatives, et je vois ça d’un très bon œil. Cela permet de redéfinir les contours de notre future société. La prise de conscience écologique est en marche. Il s’agira ensuite de passer concrètement à l’action pour imaginer un monde post-effondrement réjouissant.
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Vos idées ont été très médiatisées ces dernières années. Pensez-vous avoir accompli votre mission?
Oui, je ressens un certain sentiment d’accomplissement. J’ai essayé de transmettre ce que j’avais compris, en tentant de rendre intelligible l’interconnexion des crises que nous traversons. Mais c’était la première étape, il reste tout à faire. Cette année, je compte m’effacer un peu de la scène médiatique afin de prendre du recul. Les mots «effondrement» et «entraide» sont entrés dans le débat public, je vais maintenant les laisser faire leur chemin.