"Poutine mise énormément sur ses services secrets" : plongée dans l'espionnage russe avec un ex du KGB

Publié le 27 mars 2019 à 18h23, mis à jour le 27 mars 2019 à 22h12
"Poutine mise énormément sur ses services secrets" : plongée dans l'espionnage russe avec un ex du KGB
Source : Odd Andersen/AFP

ESPIONS – En 1984, Sergueï Jirnov rentrait au KGB en même temps que Vladimir Poutine à l'Institut supérieur Andropov d'espionnage des services secrets russes. Depuis, l'ancien agent est devenu réfugié politique en France. Ces années au sein du renseignement soviétique lui ont inspiré la trame de son premier roman. Pour LCI, il évoque son passé et les activités des services russes.

De la surveillance des diplomates français à Moscou au statut de réfugié politique en France. La carrière de Sergueï Jirnov est digne d'un roman d'espionnage. Et pour cause : cet homme de 57 ans est un ancien officier du KGB, qu'il a rejoint en 1984. Durant des années, celui qui est également journaliste profite de ses entrées à l'ambassade tricolore pour transmettre des informations à ses supérieurs. Puis ce sera Paris, pour une mission : infiltrer la future élite française. Pour cela, il passe avec succès le concours de l'ENA, en 1991. Il multiplie les contacts. Jusqu'à la chute du mur de Berlin et la fin de l'URSS.

Sergueï Jirnov en profite pour démissionner. Mais pour les autorités russes, il est considéré comme un traitre. Impossible pour lui de rentrer en Russie. En 2001, la France lui accorde le statut de réfugié politique. Depuis, l'homme vit en Isère. L'ex-espion, devenu romancier, vient de sortir "Pourchassé par le KGB : la naissance d'un espion" (Ed. Corpus Délicti). L'occasion pour lui d'évoquer son passé au KGB. Mais aussi les activités - plus récentes - de ses anciens collègues.

Dans votre ouvrage, la Russie période KGB est décrite comme un "Etat faible et cynique", qui n'hésitait pas à lire les correspondances de chaque citoyen. Le FSB est-il selon vous aussi puissant que son prédécesseur ?

Il est même pire. Déjà en raison de ses effectifs : l'Epoque que je raconte dans ce premier livre est celle de Brejnev, la fin du soviétisme. Le KGB comptait alors 420.000 personnes, dont la moitié était des gardes-frontières supervisant 22 millions de km carré, 290 millions d'habitants et 15 républiques soviétiques. Après 1991, 14 pays ont pris leur indépendance. La Russie a perdu la moitié de sa population, le pays a été divisé en deux. Mais le FSB, lui, a conservé les effectifs du KGB.

Et puis, Vladimir Poutine est un parano. C'est quelqu'un qui ne croit aucune parole "ouverte". Des enquêtes dans la presse comme celles de Mediapart ou du Canard Enchaîné, c'est du vent. Il ne croit que le document sur lequel est écrit "secret défense", qui serait passé entre les mains d'un Emmanuel Macron ou d'un Edouard Philippe. C'est pour cela qu'il mise énormément sur les services secrets. En particulier car il a été élevé sous l'Union Soviétique, une période durant laquelle tout le monde mentait… sauf les services secrets. Poutine a gardé cette éducation soviétique selon laquelle tout ce qui est public ne compte guère.

Vladimir Poutine a récemment affirmé que les services spéciaux russes ont démasqué l'an dernier des centaines d'espions travaillant au service de pays étrangers. De tel propos sont-ils crédibles selon vous ?

C'est de la propagande. Déjà car les vrais agents se comptent sur les doigts des deux mains. Pour le Kremlin, un étudiant qui envoie un télégramme à Paris depuis un endroit suspect devient lui-même un agent secret. Dès lors, ce genre de cas se compte par centaines… En outre, ces chiffres s'expliquent par le fait que les centaines de milliers d'employés du FSB doivent justifier de leur activité. Ils sont payés trois fois plus qu'un citoyen lambda et s'ils n'arrêtent personne, on va leur reprocher. Enfin, Vladimir Poutine adore mentir publiquement, gonfler les muscles et faire peur au monde entier.

"Si un espion est arrêté, on s'engage à ne pas le torturer ou le tuer, sinon vos propres espions le seront à leur tour tôt ou tard
Sergueï Jirnov

A propos de l’affaire Skripal, que vous décrivez comme "un attentat ignoble", vous estimez que les services russes ont violé le "code d'honneur des espions". A quoi faites-vous référence ?

Au départ, il faut savoir que pour chaque service d'espionnage, vous êtes un héros quand vous commettez ces crimes pour votre pays, et ceux qui le font contre vous sont des salauds. Mais durant la guerre froide, puisque les Etats Unis et l'URSS ne pouvaient pas s'affronter (au risque d'une guerre nucléaire), leurs services étaient très actifs. A tel point qu'ils étaient obligés de se respecter, un peu comme des mafias qui se partagent un marché. Ce code d'honneur, c'est se dire que si un espion est arrêté, on s'engage à ne pas le torturer ou le tuer, sinon vos propres espions le seront à leur tour tôt ou tard. Les deux camps ont compris qu'il y avait une certaine limite à ne pas dépasser sinon on passerait le temps à s’entre-tuer. Dans mon livre je cite l'un de nos illégaux soviétique : "On commence à flinguer là où s'arrête l'espionnage."

Dans le cas de Skripal, il faut bien comprendre que ce n'est pas une affaire d'espionnage. C'est purement politique. On a raconté que la direction générale des renseignements (GRU) était mécontente, qu'elle cherchait à se venger car cet espion avait beaucoup travaillé pour eux. Mais en réalité, ce sont les élections présidentielles qui ont décidé du sort de cet ancien agent : Vladimir Poutine avait perdu de sa superbe, notamment avec ses réformes, et il n'était pas sûr d'obtenir son score habituel de 80%. Il avait besoin d'un coup d'éclat à l'étranger pour son auditoire interne.

DR

Les soupçons d'ingérences russes dans les élections se multiplient, que ce soit aux Etats-Unis en 2016 ou prochainement pour les européennes. Selon vous, le Kremlin cherche-t-il à influencer les scrutins à l'étranger ?

Clairement. C'est quelque chose qui n'existait pas sous l'Union soviétique, où on infiltrait les partis politiques : on arrosait les partis d'oppositions. L'Union soviétique n'a jamais participé à ce que Poutine entreprend aujourd'hui. Il n'y a qu'à voir les dernières élections françaises : Poutine a accueille Marine le Pen un mois avant les élections, c'est une ingérence directe. De même avec François Fillon. On le voit encore aujourd'hui avec les Gilets jaunes, la chaîne Russia Today leur offrant une tribune.

C'est une vraie menace, un changement de tactique. Poutine a compris que le monde occidental accorde beaucoup d'importance à la démocratie. Raison pour laquelle il s'immisce avec tous les moyens possibles. Surtout qu'avec les nouvelles technologies, cela ne coûte quasiment rien. 

Est-ce compliqué pour un ancien agent russe, ayant le statut de réfugié politique, de vivre en France ?

C'est compliqué mais cela se gère. Si on accepte le programme de disparition des témoins, on disparaît sous une nouvelle identité. Mais cela signifie qu'on coupe avec son ancienne vie, on ne peut plus voir sa famille et ses proches. J'ai refusé cela. Il y a donc une part de risque dans mon quotidien. Au fond, c'est un calcul : à quel point suis-je une nuisance ? Si oui, à quel point cette nuisance mérite une peine comme on l'a vu avec Skripal ? Pour l'instant, je ne crois pas qu'ils me considèrent comme une nuisance assez importante. Et puis si je m'expose, médiatiquement, c'est pour une raison simple : dans les métiers de l'ombre, la seule protection réelle c'est la lumière. 


Thomas GUIEN

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