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Interview

Hamit Bozarslan : «Croire à l’effondrement de nos sociétés, c’est renoncer à la résistance, à toute responsabilité»

L’historien du monde arabe décrit les crises de nos démocraties comme les violences des pays en guerre ou les phénomènes de dé-civilisation en cours en Syrie et en Libye. Mais malgré des degrés d’intensité divers, ces ébranlements appartiennent à une même histoire globale et communiquent entre eux.
par Catherine Calvet et Hala Kodmani
publié le 31 mars 2019 à 17h46

Dans son dernier livre, Crise, violence, dé-civilisation (CNRS éditions), l'historien Hamit Bozarslan, spécialiste du Moyen-Orient et membre du comité de rédaction de la revue Esprit, tente de retracer une histoire globale des crises et de la violence. En Syrie, en Algérie ou en Europe et aux Etats-Unis, comment une crise peut-elle se transformer en violence et parfois même expulser une société du processus de civilisation ?

Quel a été le déclencheur de cet ouvrage ?

La chute de Kidal ou de Tombouctou aux mains des salafistes d’Ansar ed-Dine au Mali en mars 2012, et surtout la guerre en Syrie m’ont bouleversé. Mais aussi la fragilisation des démocraties en Occident. Une fragilisation de la civilisation est à l’œuvre. Et quand je parle de «civilisation», il ne s’agit pas d’une civilisation en particulier, chinoise, musulmane ou occidentale, mais du processus même de civilisation. Ce qui ne veut pas dire que nos sociétés sont condamnées. Il ne faut surtout pas céder à la panique du déclin ou de l’effondrement. Nous disposons de ressources, de capacités importantes de résistance.

Les attentats du 11 septembre 2001 constituent, selon vous, un point de bascule.

Ils étaient un événement exceptionnel mais encore intégrable au récit. Certaines sociétés arabes ne s’étaient pas complètement effondrées comme maintenant. La montée des populismes en Europe était seulement perceptible. Après Bush, Obama a été élu pour deux mandats de suite, ce qui laissait l’espoir d’un monde multiculturel, ouvert. Le 11 Septembre paraissait donc surmontable, il semblait faire encore partie de l’histoire. Il ouvrait pourtant un processus de dé-civilisation avec l’intervention américaine en Irak, qui aura pour conséquence l’effondrement de toute la région.

Qu’entendez-vous précisément par «dé-civilisation» ?

Il faut pour cela définir le plus universellement possible ce qu’est la civilisation : elle se mesure à la confiance qu’on a dans le temps et l’espace. En tant qu’enseignant, je sais que mes étudiants en master vont pouvoir soutenir leur mémoire en juin ou septembre. La dé-civilisation, c’est la perte de cette confiance, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. En Syrie, l’effondrement de l’Etat, dont la fonction est d’unifier les espaces et les temps d’une collectivité, est allé de pair avec celui de la société. En 2013-2014, juste avant l’ascension de l’Etat islamique, il y avait au moins 1 200 milices dans le pays, ce qui signifie 1 200 espaces-temps militarisés. Depuis la crise, on compte 7 millions de réfugiés syriens, 6 millions de déplacés, au moins 500 000 morts, on peut dire que la société syrienne a physiquement disparu. Ce sont des phénomènes massifs qu’il convient de penser comme des phénomènes de dé-civilisation.

L’un des facteurs conduisant à la dé-civilisation est selon vous «la destruction des facultés cognitives d’une société». Comment définissez-vous ce phénomène ?

Les exemples sont nombreux, des fake news de Trump à la campagne mensongère pour le Brexit. Idem dans le monde arabe. Plusieurs chercheurs ont suggéré à raison que la société irakienne n’avait plus de mémoire collective après 1958. Trop d’événements associés à la violence, trop de coups d’Etat, de massacres, de guerres (avec l’Iran, le Koweït, les Etats-Unis ou des guerres civiles), trop de destructions ont eu lieu. A force de repères traumatisants, la société ne parvient plus à mémoriser son passé. Je pense que le même phénomène a cours en Syrie. Pour qu’une mémoire collective puisse exister il faut qu’il existe peu de repères de rupture.

Vous alertez aussi sur la «fatigue sociale» ?

En Turquie, la société est assommée : trop d’événements, accompagnés d’une épuration de l’administration, donc de l’Etat, mais aussi de toute la classe intellectuelle, professeurs, chercheurs, journalistes… La Turquie, dit le président Erdogan, est en guerre permanente, mais plus personne n’arrive à suivre : qui était l’ennemi d’hier, qui est celui du moment, qui sera celui de demain ? Ce contexte participe d’une destruction des facultés cognitives d’une société, qui n’est plus en mesure de produire du sens. Il en allait de même en Irak, c’est à nouveau le cas en Syrie. J’ai énormément d’admiration pour les intellectuels syriens, qui essaient désespérément de conserver, de protéger les capacités cognitives de leur société. Cela peut consister à produire une chronologie très fine du conflit syrien, à documenter tous les crimes du régime et des groupes jihadistes… pas seulement en vue d’un procès, qui j’espère aura lieu un jour, mais pour la société elle-même.

Comment analysez-vous la situation en Algérie ? Comment une société peut-elle passer d’un état d’atonie à un tel réveil ?

La démocratie peut s’essouffler par manque d’imaginaire, d’enthousiasme. Dans des livres précédents j’ai beaucoup parlé de la fatigue sociale. Au bout de plusieurs cycles de mobilisations sans effets, la société n’a plus la force de se mobiliser à nouveau. Surtout quand l’Etat se désinvestit peu à peu des secteurs comme l’éducation, la santé ou l’emploi. La gestion du quotidien devient alors difficile. Fatiguer une société peut être une stratégie payante du pouvoir pour se maintenir en place. Le monde arabe a connu beaucoup de moments de mobilisations, nationalistes dans les années 20-30, de gauche dans les années 60-70, islamistes dans les années 80-90. Toutes ces mobilisations se sont effondrées, en provoquant une immense fatigue sociale. L’Algérie a connu non seulement cette fatigue sociale, mais aussi une guerre civile dans les années 90, avec des effets dévastateurs et durables. Mais aujourd’hui, soudain ce qui paraissait allant de soi, y compris le fait d’être gouverné par un cartel militaro-sécuritaire, devient ostensiblement absurde. Cette prise de conscience de l’absurdité de la situation - un président en fauteuil roulant qui n’a même plus la force de faire des apparitions publiques - a provoqué un sursaut en Algérie.

Loin de vous cantonnez aux pays qui ont connu la guerre ou les massacres, comme la Syrie, la Somalie ou la Libye, vous élargissez votre réflexion à l’Europe. En quoi est-ce comparable ?

Toute histoire singulière fait partie d’une histoire intégrée du monde. La dé-civilisation dans une partie du monde, signifie dé-civilisation dans notre temps et espace universels. La démocratie ne protège pas de la crise. On peut à la fois voter régulièrement et ne plus être dans l’esprit de la démocratie, on le voit dans l’Amérique de Trump. On le perçoit aussi dans certains pays de l’Europe de l’Est. Il arrive aussi que dans nos démocraties, une crise économique, comme celle de 2008, conduise à imposer des politiques économiques inégalitaires et transformer un discours en discours hégémonique par le fait même de se soustraire à tout débat public. Le fatalisme devient dès lors un, voire le seul mode de gouvernement. L’institutionalité démocratique ne constitue pas une barrière solide pour faire face aux théories du complot extrêmement nocives pour l’existence même de la démocratie ; de même, les élections, pourtant régulièrement tenues, peuvent confier le pouvoir à des courants nationalistes et populistes traitant la moitié de leur population d’ignares et accusant toute opposition de trahison. Quand vous introduisez la notion de traîtrise dans le débat politique, vous interdisez toute possibilité de conflictualité sans laquelle la démocratie ne peut exister. Une démocratie où plus aucun dissensus ne peut s’exprimer, se meut inévitablement en tyrannie.

Vous diagnostiquez également la crise que traverse l’Europe comme une incapacité à assumer sa puissance.

L’Europe doit devenir un continent capable de produire du politique à long terme et pas seulement de la politique à court terme. Il faut penser la société européenne dans son intégralité. L’Europe est la première puissance économique mondiale, et pourtant les marges de manœuvres de la Commission européenne ou du Parlement sont ridiculement insignifiantes pour gérer les crises. L’Europe telle qu’elle est construite aujourd’hui est simultanément incapable de peser sur la politique mondiale et trop puissante pour empêcher l’adoption des politiques économiques ou sociales telles qu’un pays comme la Grèce voulait mettre en œuvre au début du règne de Syriza.

Existe-t-il aussi une fatigue démocratique ?

Bien sûr. On le voit dans les taux d'abstention. Mais c'est encore une question d'imaginaire. Rien de pire que le manque d'imaginaire, la routine et le fatalisme qui bloquent toute projection dans le futur… Cette fatigue de la population s'accompagne d'une usure de la classe politique, qui devient alors incapable de gérer plus que le quotidien, renonce à produire du sens, à faire du Politique. On ne vote plus que par défaut, pour éliminer le pire. Le système démocratique est alors stérile. C'est aussi l'envers de la démocratie : elle offre une sécurité mais aussi une lenteur, une bureaucratie dans lesquelles la vie démocratique peut finir par s'étioler. La démocratie du XXIe siècle semble avoir perdu la conscience qu'elle ne peut pas se passer de la puissance, une puissance qui n'est pas militaire, mais qui est d'ordre de créativité, d'imaginaire politique.

Comment serait-il possible de remobiliser le courage citoyen ?

Je souffre, et je ne suis pas le seul, du manque de lieux de débat. La presse n’est qu’un relais, ce qui compte, c’est de pouvoir créer des plateformes de discussion, vivre la démocratie par des participations et expériences démocratiques plurielles. Un tel fatalisme pèse sur notre société que de moins en moins de gens écrivent. Avant, les syndicalistes, les enseignants du primaire ou du secondaire écrivaient. La créativité intellectuelle ne devrait pas se cantonner à l’université, elle doit être multisituée. Dans les années 70, on débattait partout, des comités éditoriaux aux ateliers. Un des vecteurs du débat était le militantisme. Et il nous faut, bien sûr, une dose d’optimisme. Tout espace de vie est un espace de socialisation, d’expérimentation, d’invention et de résistance. Quel que soit le regard amer que je porte sur le monde, je me dois de dire à mes étudiants que non, nous ne sommes pas condamnés, que les sociétés démocratiques ne sont pas mortes. Non, tout ne va pas s’effondrer, croire à l’effondrement, c’est renoncer à toute résistance. C’est sur cet appel que se clôt ce livre.

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