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Abdelaziz Bouteflika, du séduisant diplomate à l'encombrante statue

Figure majeure de l’indépendance et président depuis 1999, le chef de l’Etat algérien, symbole fantomatique d’un pouvoir sclérosé, a annoncé lundi son départ du pouvoir après six semaines de défilés gigantesques. Il aura marqué l’histoire de son pays durant soixante ans

Abdelaziz Bouteflika, ministre algérien des Affaires étrangères, en 1970 à Paris. — © AFP
Abdelaziz Bouteflika, ministre algérien des Affaires étrangères, en 1970 à Paris. — © AFP

Abdelaziz Bouteflika avait un rêve: mourir au pouvoir comme son ami et mentor, Houari Boumédiène. S’écrouler sur la scène comme Molière: une vanité de comédien qui sied bien à cet homme qui fut le diplomate virevoltant des années glorieuses de l’Algérie indépendante avant d’en devenir le septième président, en 1999, et finalement d’incarner physiquement, ces dernières années, la décrépitude d’un Etat sclérosé.

A propos des derniers événements: L'armée algérienne demande une mise à l'écart «immédiate» de Bouteflika

Après six semaines de contestation populaire, la présidence algérienne a finalement annoncé lundi qu’il quittera le pouvoir d’ici au 28 avril, date officielle de la fin de son quatrième mandat, au-delà de laquelle Bouteflika aurait été illégitime selon la Constitution. L’Etat algérien devra ensuite organiser des élections dans un délai de 90 jours, période maximum d’intérim prévue en cas de démission.

Dans cet intervalle, c’est Abdelkader Bensalah, 77 ans, le président du Conseil de la nation, la Chambre haute du Parlement algérien, qui assurera les fonctions de chef d’Etat. Ce proche de Bouteflika, qui occupe le poste depuis 2002, devrait verrouiller la transition. D’après le communiqué de la présidence, Abdelaziz Bouteflika prendra pour sa part «des mesures pour assurer la continuité du fonctionnement des institutions de l’Etat durant la période de transition» avant de quitter le pouvoir.

Lire l’éditorial: L’Algérie, à l’heure du choix

© Fethi Belaid/POOL/AFP
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Première mission

Ses yeux bleus auront alternativement scruté, charmé, grondé et maté le peuple algérien pendant plus de six décennies. Le dernier représentant de la génération des combattants de l’indépendance est né le 2 mars 1937 à Oujda, au Maroc. Le lieu a de l’importance. Il a donné son nom à un groupe d’officiers du Front de libération national (FLN) – le «clan d’Oujda» – qui va dominer la vie politico-militaire algérienne pendant de longues années. Dans cette ville de l’Est marocain, vivent à l’époque des milliers d’Algériens originaires de Tlemcen, à une cinquantaine de kilomètres de l’autre côté de la frontière. C’est le cas d’Ahmed Bouteflika, père d’Abdelaziz, commerçant au marché d’Oujda qui mourra en 1958, quatre ans avant l’indépendance. Sa mère travaillait au hammam de la ville.

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C’est un lycéen brillant, parlant parfaitement le français, jouant au poste d’arrière gauche dans son équipe de foot et membre de la troupe de théâtre de l’école, qui va rejoindre les rangs du FLN en mai 1956, au lendemain de l’appel lancé aux étudiants algériens pour monter au maquis. Abdelaziz Bouteflika vient de décrocher son bac de français et a déjà une réputation de charmeur et de beau parleur. A Oujda, il se lie d’amitié avec Houari Boumédiène, de seulement deux ans son aîné mais qui exerce sur lui une véritable fascination. Boumédiène est un organisateur: il a reçu une formation militaire et est déjà engagé dans la lutte clandestine contre la tutelle coloniale française depuis plusieurs années. Il s’est installé à Oujda en tant que «chef du commandement opérationnel de l’Ouest». Il prendra rapidement la tête de «l’armée des frontières», qui combat les troupes françaises depuis les pays voisins.

Au sein du FLN, Bouteflika est nommé par son mentor «contrôleur de la wilaya 5» (l’ouest de l’Algérie) avant d’être envoyé dans le nord du Mali, en 1960, pour sécuriser des filières d’armes et de combattants. Il y récolte le pseudonyme d’Abdelkader el-Mali. Le jeune homme circule désormais à bord d’une Peugeot 403 noire de l’organisation. Il est admis dans le premier cercle de Boumédiène, aux côtés d’Abdelhafid Boussouf, Ahmed Kaïd, Chérif Belkacem et Ahmed Medeghri. Le clan d’Oujda est déjà quasiment au complet.

Le 3 juillet 1963, l’Algérie est enfin un pays libre, après cent trente-deux ans d’occupation française et huit années d’une sale guerre qui laisse derrière elle 500 000 morts

En 1961, le chef de l’armée des frontières lui confie sa première mission «diplomatique». Bouteflika est chargé de se rendre clandestinement en France pour rencontrer les chefs historiques du FLN, placés en résidence surveillée au château d’Aulnoy, dans la Seine-et-Marne. Le colonel Boumédiène veut s’assurer d’un appui politique dans la perspective d’une prise de pouvoir, dans la foulée du départ des Français. Il mise sur Mohamed Boudiaf, dirigeant de la fédération française du FLN et ministre du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Mais Boudiaf refuse sèchement. Tout comme Hocine Aït Ahmed, lui aussi sollicité. Bouteflika, lui, parie plutôt sur Ahmed ben Bella, qui accepte immédiatement sa proposition. «Boumédiène avait besoin d’un politique et Ben Bella d’un fusil», résume l’ex-ministre Redha Malek dans son livre l’Algérie à Evian.

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Moustache insolente

Soutien militaire contre légitimité politique: ce pacte scellé entre le clan d’Oujda et Ben Bella, par l’intermédiaire de Bouteflika, va s’avérer fondamental au cours de «l’été de la discorde» de 1962. Les accords d’Evian ont été signés le 18 mars, l’indépendance reconnue le 3 juillet. L’Algérie est enfin un pays libre, après cent trente-deux ans d’occupation française et huit années d’une sale guerre qui laisse derrière elle 500 000 morts, dont quelque 400 000 musulmans, 4 000 pieds-noirs, 30 000 soldats français, entre 15 000 et 30 000 harkis. Mais c’est aussi, cet été-là, un pays déchiré par les luttes de clan au sein du FLN. Deux factions s’affrontent: le pouvoir civil, avec le GPRA, et les militaires, avec le clan d’Oujda. Le premier est soutenu par les wilayas de l’intérieur et le FLN français. Les seconds par l’armée des frontières du colonel Boumédiène. Celui-ci va s’imposer par la force: le 9 septembre 1962, ses troupes – rebaptisées Armée nationale populaire – entrent dans la capitale. Ahmed ben Bella rejoint Houari Boumédiène à Alger et organise un meeting populaire au stade municipal, avec défilé militaire. Battu, le GPRA capitule sans conditions.

Le 27 septembre, Ben Bella est nommé chef du gouvernement. Le commandant Bouteflika, revenu à la vie civile, sera son ministre de la Jeunesse et des Sports. Houari Boumédiène, ministre de la Défense, a bien entendu imposé son protégé, qui venait d’être élu député de Tlemcen. Un an plus tard, Ben Bella devient le premier président de l’Algérie indépendante. Bouteflika décroche le ministère des Affaires étrangères. Il a 26 ans. C’est alors le plus jeune chef de la diplomatie au monde.

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A l’étranger, cet homme au visage poupin, aux cheveux longs et à la moustache insolente est le visage de la lutte anticoloniale triomphante. Il organise la venue à Alger, surnommée la «Mecque des révolutionnaires», d’Ernesto «Che» Guevara. Le jeune ministre, porte-voix du tiers-monde, va jusqu’à faire de l’ombre à Ben Bella, qui décide, en 1965, de le limoger pour reprendre la main sur les affaires extérieures de l’Algérie. Mais Boumédiène veille au grain. Furieux qu’on ose s’en prendre à son protégé, il impose à Ben Bella de surseoir à sa décision.

Années fastes

Cette crise gouvernementale est le déclencheur du coup d’Etat du 19 juin 1965: le colonel Boumédiène fait arrêter le président de la République dans la nuit. Dans un message radiodiffusé, il annonce la création d’un Conseil de la révolution qui assume tous les pouvoirs. Abdelaziz Bouteflika est partie prenante du putsch. Il conserve son poste de ministre des Affaires étrangères, tandis que Houari Boumédiène accède à la tête de l’Etat. Le clan d’Oujda a définitivement écrasé toutes les autres factions nées de la guerre d’indépendance.

Il s’enferme dans l’appartement d’un grand hôtel où se succèdent de charmantes visites. On affirme qu’il porte une perruque

Valéry Giscard d'Estaing

Alors que sur la scène intérieure, la chasse aux benbellistes et aux opposants de gauche bat son plein, Bouteflika rayonne dans les chancelleries du monde entier. Ce sont les années fastes de la diplomatie algérienne. A l’opposé de Boumédiène l’ascète, Bouteflika le bon vivant fait tourner les têtes. Ce petit homme – 1,65 mètre, soit «trois centimètres de plus que Napoléon» - s’habille chez les grands couturiers, aime les mondanités, fréquente les grands révolutionnaires de la planète, fume le cigare. La légende lui prête de nombreuses relations, dont une avec l’actrice américaine Jean Seberg. Léopold Sédar Senghor dit adorer discuter avec le chantre du «dialogue Nord-Sud» car «c’est un plaisir d’intelligence». La parole est depuis toujours l’arme préférée de Bouteflika. Il teste ses capacités de persuasion, est capable de coups de colère théâtraux comme d’opérations de charme.

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En 1973, il est le premier ministre des Affaires étrangères à être reçu en visite officielle en France. C’est le principal interlocuteur de Paris pour la révision des accords d’Evian et la nationalisation des sociétés pétrolières françaises. Le Quai d’Orsay découvre un ministre brillant, qui connaît ses dossiers sur le bout des doigts. Dans ses mémoires, Valéry Giscard d’Estaing décrit un «personnage surprenant»: «Il disparaît parfois pendant plusieurs semaines, sans qu’on retrouve sa trace. Il lui arrive de venir faire des visites incognito à Paris, dont nous ne sommes pas prévenus. Il s’enferme dans l’appartement d’un grand hôtel où se succèdent de charmantes visites. On affirme qu’il porte une perruque.» Le point culminant de sa trajectoire à la tête de la diplomatie algérienne est la présidence de la 29e session de l’Assemblée générale des Nations unies, en 1974. Abdelaziz Bouteflika accueille à New York comme un chef d’Etat le président de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat, qui prononcera un discours historique. La même année, l’Algérien fait exclure l’Afrique du Sud ségrégationniste des travaux de l’ONU.

Le 22 décembre 1975, alors que le monde entier est suspendu à une prise d’otages inédite menée par un groupe d’hommes armés conduit par Illitch Ramírez Sánchez, dit Carlos, c’est Bouteflika qui mène en personne les discussions à Alger. Le ministre obtiendra la libération de tous les passagers (dont onze ministres de l’Opep) du DC9 détourné par le terroriste vénézuélien, en usant, une nouvelle fois, de son verbe. «Efficace, détendue et cool», c’est ainsi qu’a été décrite la gestion de la crise dans un câble de l’ambassadeur américain en poste à Alger cette année-là, plus tard révélé par WikiLeaks.

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Disgrâce

L’acte I de la vie de Bouteflika va se refermer le 27 décembre 1978 avec la mort de son ami Houari Boumédiène. Qui d’autre que lui pour prononcer l’oraison funèbre du Président, au cimetière d’Al-Alia, à Alger, où sont enterrés les héros de la nation? Et qui d’autre que lui, surtout, pour lui succéder? Bouteflika apparaît comme le dauphin naturel. Mais l’armée va pourtant choisir un autre postulant: le colonel Chadli Bendjedid, son plus haut gradé. En écartant Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui, le numéro 1 du FLN, Kasdi Merbah, puissant patron de la Sécurité militaire, place à la tête du pays un officier malléable. Surtout, il se débarrasse des hommes forts du clan d’Oujda, devenus trop encombrants.

La disgrâce de Bouteflika est confirmée en janvier 1981, lorsqu’il est officiellement évincé du gouvernement – il n’occupait plus qu’un poste symbolique de conseiller ministériel. La Cour des comptes nouvellement créée et poussée par Chadli Bendjedid le condamne à rembourser 60 millions de francs, qu’il aurait détournés des trésoreries des chancelleries algériennes à l’étranger et placés sur deux comptes en Suisse. L’ancien ministre préféré de Boumédiène est suspendu du comité central du FLN: il n’assiste même pas à la séance qui sanctionne son renvoi.

Bouteflika connaît trop bien le système des purges algériennes pour s’obstiner. Il choisit l’exil, lui qui a pris l’habitude de passer davantage de temps à l’étranger que dans son propre pays. Il navigue entre Paris, Genève (il y suit un traitement pour des problèmes rénaux) et les pays du Golfe, où il conseille le cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyan, fondateur de la fédération des Emirats arabes unis. Il se fait discret alors qu’en Algérie, une nouvelle génération d’officiers arrive aux manettes: Mohamed Mediène, dit «Toufik», futur chef du DRS, les renseignements algériens, Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Mohammed Touati, formés à l’école du KGB.

Sept ans plus tard, Bouteflika estime que le danger est passé. Il rentre au pays, tout en faisant profil bas. L’Algérie est secouée par des troubles sociaux qui culminent, le 5 octobre 1988 à Alger, par des manifestations violemment réprimées. Ces événements, qui feront plusieurs centaines de morts, débouchent sur la proclamation, le 6 octobre, de l’état de siège, puis sur la rédaction d’une nouvelle Constitution qui instaure le multipartisme. Mais l’armée, affolée par la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections de 1991, interrompt brutalement le processus électoral. L’Algérie sombre dans l’atroce guerre civile de la «décennie noire».

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Revanche

Bouteflika est contacté une première fois par les officiers, en 1994, pour accéder à la présidence de la République. Flairant la manœuvre des militaires, qui cherchent à imposer un civil «présentable» tout en continuant à mener leur guerre à outrance, il refuse, estimant n’avoir pas reçu assez de garanties. Cinq ans plus tard, l’armée, discréditée, a plus que jamais besoin de lui. Cette fois-ci, il dit oui. «Boutef», comme le surnomment les Algériens, sort de sa retraite. Lui qui s’est tu pendant si longtemps retrouve la parole. «Je ne serai pas un président stagiaire, comme mes prédécesseurs», clame-t-il.

Bouteflika, candidat «indépendant» – en vérité le candidat unique de l’armée – est élu le 15 avril 1999 président de la République avec 73,8% des voix

La jeune génération redécouvre un pan d’histoire nationale oublié. Bouteflika est l’homme d’avant la guerre civile, des glorieuses années 70. Sa moustache, ses chemises à col pointu, ses talonnettes et ses costumes rayés n’ont pas changé. Son programme de campagne, c’est «Boumédiène moins le socialisme», écrit à l’époque le Canard enchaîné. Bouteflika s’en donne à cœur joie. Ses qualités d’orateur refont surface. «Il sait dribbler», aurait commenté, approbateur, le général Médiène lors de la campagne de 1999.

Au terme d’une élection présidentielle anticipée, Bouteflika, candidat «indépendant» – en vérité le candidat unique de l’armée – est élu le 15 avril 1999 président de la République avec 73,8% des voix. Ses six adversaires se sont retirés pour dénoncer les conditions d’organisation du vote. Le scrutin frise le ridicule, mais Bouteflika tient enfin sa revanche, après une traversée du désert de vingt ans. Le clan d’Oujda est de retour à El-Mouradia, le palais de la présidence algérienne.

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Après des années de silence, Bouteflika régale le peuple de ses bons mots. Il sillonne le pays pour «réveiller l’Algérie» et tourner coûte que coûte la page de la guerre civile. Dans un langage populaire, haut en couleur, il se fait même une spécialité de houspiller les Algériens. Certaines de ses formules sont reprises, détournées, chantées dans la rue. Ainsi de cette phrase célèbre, lancée à la volée à une malheureuse mère de famille: «Les 4000 disparus, où veux-tu que je les trouve, moi? Dans les poches peut-être? Assieds-toi, tu n’as pas plus de droits que les autres! Comment sortir de la guerre avec toutes ces pleureuses?»

Bouteflika secoue un pays prostré. «Vous comptez trop sur l’Etat, vous êtes paresseux. L’Etat providentiel, c’est fini. Arrêtez de faire la sieste!» crie-t-il dans ses meetings. Il pique aussi l’orgueil national: «Les rendements agricoles, ici, sont inférieurs à ceux du Marcoc et de la Tunisie. Est-ce que vous ne valez pas un Marocain ou un Tunisien? En Algérie, on travaille la terre… un peu. Après, on se met à l’ombre, on fume une cigarette, on joue aux dominos, on fait la sieste, on boit le thé avec les copains et si on vous embête dans la rue, on donne une raclée à sa femme en rentrant à la maison!»

Les coups de bâton de cet homme à la tête de gendarme de Guignol font mouche. Lui-même a théorisé l’usage de ces rodomontades: «Il faut trouver un catalyseur, explique-t-il. Réinventer la sémantique, trouver les mots qui ne soient blessants ni pour les uns ni pour les autres. […] La concorde civile, ce n’est ni la réconciliation nationale [un accord politique avec les islamistes] ni l’éradication [leur extermination]. C’est simplement demander aux Algériens: avez-vous un pays de rechange? Non? Alors admettez que vous êtes différents! Acceptez-le.»

Grands travaux

Cette «concorde civile», et avec elle l’espoir d’un retour à la paix, sera la grande promesse de son premier mandat. Elle prévoit une amnistie partielle des islamistes armés. Ceux qui n’ont pas de sang sur les mains ne seront pas inquiétés, promet Bouteflika. L’ex-chef de file du FIS (dissous) Abassi Madani, placé en résidence surveillée depuis l’été 1997, salue l’initiative. L’Armée islamique du salut annonce «l’arrêt de la lutte armée». Le 5 juillet, jour de la fête nationale, 5000 prisonniers islamistes sont libérés. Le 12 septembre 1999, un référendum est organisé. La question: «Etes-vous pour la démarche du Président, visant à réaliser la paix et la concorde civile?» En cas de rejet, «je rentrerai chez moi», a prévenu Bouteflika. Le oui l’emporte avec 98% des suffrages.

© Patrick Kovaric/AFP
© Patrick Kovaric/AFP

Le président de la République, humilié par son élection solitaire quelques mois plus tôt, triomphe enfin. Les maquis se vident, plus de 6000 hommes regagnent leurs foyers. Seul le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), l’organisation la plus violente, reste actif. La pression exercée par l’appareil sécuritaire algérien obligera progressivement les terroristes à se replier dans les espaces sahariens moins contrôlés, comme le nord du Mali. Sur le plan économique, Bouteflika profite en 1999 de la hausse du prix du pétrole, qui lui permet de lancer une politique de grands travaux. La conjoncture lui sourit. Le parc immobilier connaît un boom sans précédent, le chantier de l’autoroute Est-Ouest démarre, les chantiers envahissent les villes. «Boutef» veut remettre l’Algérie au travail. Le 14 juin 2000, le chef de l’Etat algérien est accueilli sur le tapis rouge de l’aéroport d’Orly par Jacques Chirac en personne. Trois plus tard, le président français traversera la Méditerranée dans l’autre sens. Une première depuis l’indépendance de l’Algérie.

«Syndrome Pinochet»

Un épisode va pourtant faire vaciller le pouvoir de Bouteflika. La violente répression des émeutes de Kabylie lors du «printemps noir», entre avril 2001 et avril 2002. Les revendications identitaires des Kabyles – reconnaissance de la langue berbère, décentralisation, réforme de l’Etat – se transforment en insurrection régionale. Plus de 100 personnes sont tuées dans les émeutes. Bouteflika consent finalement à faire des concessions aux Arouche, le mouvement politique né de la contestation qui fédère les déçus du pouvoir. En 2004, il est réélu facilement, avec 85% des voix face à son ex-Premier ministre, Ali Benflis.

Le président algérien a réussi à neutraliser les islamistes, mais il lui faut désormais se libérer de l’emprise des militaires, notamment les «janvieristes», à l’origine du putsch de 1992. Ceux-ci sont atteints du «syndrome Pinochet», terrorisés à l’idée d’être jugés et condamnés pour leurs exactions commises pendant la décennie noire, maintenant la paix revenue. Bouteflika sait qu’il peut jouer sur cette peur. Tant qu’il restera au pouvoir, il leur garantit l’impunité. Un pacte qui permet au chef de l’Etat de desserrer peu à peu l’étau de l’état-major et du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Après Khaled Nezzar, l’un des «faiseurs de roi» de l’Algérie qui l’appelait le «pin’s de Boumédiène», Bouteflika parvient ainsi à écarter Mohamed Lamari, l’officier le plus gradé de l’histoire du pays, en 2004.

Quand j’ai quelque chose à dire, je le dis en face, quand je me trompe, je fais mon mea culpa, je n’ai jamais frappé quelqu’un dans le dos, encore moins les enfants de mon pays

Abdelaziz Bouteflika en 2009

Il veut désormais prolonger sa «concorde civile» en convoquant un nouveau référendum. Cette fois, la «Charte pour la paix et la réconciliation nationale» prévoit d’accorder des réparations aux familles de disparus, l’amnistie pour les membres de groupes armés non coupables de massacres, de viols et d’attentats, et une aide pour les veuves et orphelins des militants islamistes assassinés. Ces mesures prévoient aussi une amnistie complète pour les membres des forces de sécurité responsables de graves violations des droits humains. Une nouvelle fois, le oui est plébiscité (par 97,36% des voix).

© Charles Dharapak/AP Photo
© Charles Dharapak/AP Photo

Pourtant, son image de grand réconciliateur commence à être écornée. Ces lois successives ont permis le recyclage de criminels notoires, qui n’ont pas été inquiétés. La justice est la grande oubliée de la concorde civile: l’amnistie tourne à l’amnésie. Bouteflika n’est déjà plus le sauveur de 1999. Ses mégaprojets s’embourbent, l’Algérie est classée parmi les pays les plus corrompus du monde, la vie politique reste cadenassée.

«Ulcère hémorragique»

Le 26 novembre 2005, le chef d’Etat est hospitalisé en urgence au Val-de-Grâce, à Paris. Il a été opéré d’un «ulcère hémorragique à l’estomac», annonce le communiqué de la présidence. Mais Bouteflika ne réapparaît pas. Les jours passent, les rumeurs les plus folles commencent à courir. Est-il mort? Les militaires, pris de court, organisent-ils sa succession? Cette hospitalisation devient une affaire d’Etat, suivie par toute la presse internationale. Bouteflika rentre finalement en Algérie le 31 décembre. Mais cette alerte marque le début d’une longue dégradation de son état de santé.

Elle ne l’empêche pas de se représenter pour un troisième mandat, en 2009. Pour cela, le Parlement algérien a voté à main levée, le 12 novembre 2008, la modification de la Constitution pour supprimer la limite de deux mandats qu’un président pouvait exercer. Sa campagne est notamment marquée par sa visite à Tizi-Ouzou, en Kabylie. Contrairement aux années précédentes, l’homme du printemps noir est accueilli chaleureusement. Bouteflika a fait la paix avec les islamistes, avec les militaires, il veut désormais faire la paix avec les Kabyles. Il prononce, une nouvelle fois, les mots que le public attend. «Je suis un authentique Amazigh [berbère]. Quand j’ai quelque chose à dire, je le dis en face, quand je me trompe, je fais mon mea culpa, je n’ai jamais frappé quelqu’un dans le dos, encore moins les enfants de mon pays. […] Je ne peux pas ne pas m’incliner devant les martyrs de 2001. Les Algériens les pleurent comme leurs propres enfants.»

Mascarade

Bouteflika est réélu avec 90,2% des voix, dépassant encore ses scores de 1999 et 2004. Le chiffre de la participation (75%), totalement fantaisiste, ne fait plus rire personne. L’élection a été une formalité, aucun adversaire sérieux n’ayant accepté de participer à la mascarade. Bouteflika a décidé qu’il garderait le pouvoir jusqu’à la mort, comme son modèle, Houari Boumédiène. Un nouveau deal a été passé avec l’appareil sécuritaire, murmurent les journalistes algériens: Bouteflika peut rester sur son fauteuil jusqu’au bout, s’il renonce à désigner son successeur. En 2009, le «parrain» du régime algérien depuis les années 80, le général Larbi Bekheir, dit «le cardinal», passe la main en raison de son état de santé.

© Zohra Bensemra/REUTERS
© Zohra Bensemra/REUTERS

Mais Bouteflika, affaibli, tient bon. Alors qu’en 2011, Ben Ali, Moubarak et Kadhafi sont balayés par la vague des printemps arabes, lui s’accroche. Certes, la mémoire de la guerre civile des années 90 freine les ardeurs révolutionnaires de la population. Mais surtout, Bouteflika ouvre les vannes des pétrodollars. Les salaires sont augmentés, et un nouveau système d’aide publique réservé aux jeunes qui souhaitent monter leur entreprise est créé. L’Etat paye le prix fort pour préserver la paix sociale, mais il parvient à éteindre la contestation.

Le 27 avril 2013, le président algérien est de nouveau admis à l’hôpital du Val-de-Grâce, après une attaque cérébrale. Trois mois plus tard, il rentre à Alger en fauteuil roulant. Le Premier ministre, l’état-major des armées, les présidents de l’Assemblée, du Sénat et du Conseil constitutionnel sont là pour accueillir le vieux moudjahid, paralysé du côté gauche. L’image est terrible. Le Président est-il encore en état de diriger le pays? Ses apparitions sont de plus en plus rares et, immédiatement, les rumeurs fusent. Les services de sécurité manipuleraient à leur guise le chef de l’Etat gâteux; Bouteflika ne serait plus qu’une «marionnette» aux mains des militaires.

La stabilité s’est transformée en immobilisme. Bouteflika a fait la paix, il n’a jamais fait la démocratie

A la surprise générale, cet homme grabataire se présente pourtant pour un quatrième mandat en 2014. Il est encore une fois élu avec un score écrasant (82% des voix), après que le régime a écarté toute opposition sérieuse. La communauté internationale se frotte les yeux, elle ne comprend plus ce pays si fier qui place à sa tête un septuagénaire impotent. Les Algériens, eux, hésitent entre la reconnaissance envers l’homme de la concorde civile, l’apitoiement pour le dernier des héros de l’indépendance et, pour certains, la honte devant le spectacle de cette momie à la tête de l’Etat.

Pourtant, Bouteflika poursuit son œuvre de démilitarisation du pays, en écartant un à un les militaires qui lui sont hostiles. L’année 2015 est marquée par l’arrestation du général à la retraite Hocine Benhadid et de l’ancien chef de la lutte antiterroriste Abdelkader Aït Ouarabi, ainsi que la mise à la retraite du redouté général Toufik.

Mais le chef de l’Etat – ou son entourage – agit désormais dans l’ombre. Son verbe s’est définitivement tari. La stabilité s’est transformée en immobilisme. Bouteflika a fait la paix, il n’a jamais fait la démocratie. L’opposition politique est quasi inexistante, la presse sous perfusion étatique, la corruption ronge l’administration, l’économie dépend entièrement du secteur pétrolier.

En vieillissant, le chef de l’Etat s’est rapproché de la religion. Il a lancé la construction de la plus grande mosquée du monde, à Alger (il devait l’inaugurer cette année). Son clan s’est resserré, ses frères et sœurs veillent sur lui. L’un des secrets les mieux gardés du pays est celui de sa vie maritale: Abdelaziz Bouteflika a-t-il une femme? Jamais il n’est apparu en public accompagné.

© Farouk Batiche/Anadolu Agency/Getty Images
© Farouk Batiche/Anadolu Agency/Getty Images

Coup de grâce

Depuis douze ans, les journalistes algériens – des «commères de hammam», selon le mot du Président – spéculent sur sa succession politique. Lui n’a jamais donné d’indices. Sa candidature à un cinquième mandat aura été l’humiliation («hogra») de trop pour le peuple algérien. Lors de l’annonce officielle, en présence de pontes du régime, le président fantôme est représenté par un bête cadre photographique. Le 22 février, des centaines de milliers de personnes descendent soudainement dans les rues du pays pour crier leur ras-le-bol. Personne n’avait senti venir le soulèvement. Semaine après semaine, les milliers deviennent des millions. Toutes les rues d’Algérie exigent désormais son départ. Son clan tente d’ultimes manœuvres: une lettre promettant des réformes, une «conférence nationale», puis l’annulation des élections, le renoncement à sa candidature…

© Algerian TV/Reuters
© Algerian TV/Reuters

Trop peu, trop tard. Ses soutiens le lâchent un à un. Jusqu’au coup de grâce asséné par son chef d’état-major, le fidèle Gaïd Salah, le 25 mars. Le vieux militaire demande explicitement son départ en direct à la télévision nationale. Privé du soutien de l’armée, lâché par le FLN, Bouteflika est chaque jour plus seul. Le diplomate volubile est devenu un sphinx. Une statue immense à la gloire de l’Algérie des années 70, encombrante tant elle bouche l’horizon. Lundi, elle est enfin tombée en poussière, sous la pression populaire