Au Kosovo, l’interminable combat des victimes de viols de guerre

Au Kosovo, l'interminable combat des victimes de viols de guerre

A survivor supported by her sister-in-law during a therapy session with psychologists from the Medica Gjakova association.

(Valerie Plesch)

« J’ai toujours des flashbacks », raconte Blerta [tous les prénoms ont été changés pour préserver l’identité des victimes], en fixant le vide devant elle. Elle lisse distraitement les plis invisibles de son pantalon. L’image des corps inertes de deux femmes qui lui avaient porté secours, il y a vingt ans, est gravé dans sa mémoire. «  Des combattants serbes les ont violées puis tuées. Parfois, je me dis que c’est mieux qu’elles soient mortes, plutôt que de vivre avec ce poids  », souffle-t-elle.

Entre 1998 et 1999, la province du Kosovo, où la population est majoritairement albanaise, a été en conflit avec la Serbie pour réclamer son indépendance. Plus de 13.000 personnes trouvèrent la mort. Human Rights Watch a exposé dès 2000 l’utilisation du viol comme « arme de guerre ». Il n’existe aucun chiffre vérifié, ni vérifiable du nombre de victimes, mais les organisations locales estiment qu’entre 10.000 et 20.000 personnes ont subi ces violences. Blerta était enceinte. Son fils aîné a tout vu. « C’était difficile d’élever mes enfants après ça », confie-t-elle.

Assise dans le confortable salon de l’ONG Medica Gjakova cet hiver 2019, Blerta va mieux. Son regard troublé rencontre celui, compréhensif, des trois autres femmes qui l’entourent. Elles ont fait ensemble le long trajet depuis leur village jusqu’à la ville de Gjakova, dans l’Ouest du Kosovo. L’ONG apporte un soutien psycho-social et juridique aux survivants de viols de guerre depuis 1999, notamment grâce à des thérapies de groupe. « Notre souffrance est devenue plus facile à supporter », affirme Blerta avec gratitude.

Une reconnaissance tardive

Au Kosovo, parler des problèmes de violences, surtout sexuelles, en dehors du cercle familial est considéré comme honteux. Les victimes sont tenues entièrement responsables. « Les conséquences sont terribles, particulièrement pour les femmes. Certaines ont été forcées de divorcer, des jeunes filles ont été mariées à des hommes beaucoup plus vieux ou handicapés », raconte Sebahate Pacolli, directrice de projets au Qendra Kosovare për Rehabilitimin e të Mbijetuarve të Torturës (Centre kosovar pour la réhabilitation des victimes de torture).

En conséquence, les victimes ont été longtemps ignorées par les institutions. « Ce sujet n’est jamais une priorité, car les politiciens savent que ces victimes ne protesteront jamais publiquement », déplore Sebahate Pacolli. Les associations d’aide aux victimes, très unies et organisées au Kosovo, ont fait pression pendant deux décennies pour améliorer le sort des victimes et pousser l’État à les soutenir. Mais la résistance a été importante, notamment de la part des parlementaires. « Lorsque la loi sur les catégories de victimes de la guerre a été votée en 2006-2007, nous avons essayé d’y faire inclure les victimes de violences sexuelles. C’était impossible », se souvient Sebahate Pacolli.

Un cap a été franchi en 2014, lorsque Atifete Jahjaga, alors présidente de la République du Kosovo, fait des victimes des violences sexuelles et de discriminations un combat personnel. Son statut ne lui permet pas d’influencer directement le processus législatif, mais, choquée par les propos de parlementaires lors de débats et le dénuement des victimes, elle utilise sa position pour impliquer le gouvernement, le Parlement et les associations dans un processus concerté et crée le Conseil national pour les victimes de violences sexuelles.

La loi sur les catégories de victimes du conflit est enfin amendée avec l’ajout du statut de « victime de violences sexuelle de la guerre », ouvrant le droit à une pension de 230 euros (260 USD) par mois aux victimes de viols de guerre, soit un salaire moyen pour une femme kosovare.

En 2015, le monument Heroinat imaginé par Ilir Blakçori est inauguré en plein centre de Pristina, la capitale. Composé de 20.000 têtes d’épingle assemblées pour représenter le visage de la femme albanaise, il rend un hommage permanent aux victimes.

Pour autant, il a encore fallu quatre ans pour obtenir un budget et former la Commission chargée d’examiner les demandes des victimes. Drita a été l’une des premières à soumettre son dossier. « Je n’aurais jamais cru voir ce jour », affirme-t-elle, assise bien droite dans son pull rouge assorti à son rouge à lèvre.

Malgré le délai, « nous avons le soutien de l’État et nous nous sentons plus fortes », se réjouit Drita. Pour les victimes, cette pension signifie une plus grande liberté, voire une émancipation, et la possibilité de contribuer économiquement au foyer. Au Kosovo, 18  % seulement des femmes actives travaillent. « Rien ne soignera notre douleur, mais cet argent aide à survivre », ajoute Drita.

La stigmatisation persiste

Si les progrès ont été salués par les survivants et les ONG, « beaucoup de femmes ont encore peur de parler », affirme Mirlinda Sada, directrice de Medica Gjakova. Et donc de faire la longue et difficile démarche de demander une pension. Entre le 5 février, date d’ouverture de la procédure, et le 31 décembre 2018, seulement 911 dossiers ont été soumis.

Les femmes que nous avons interrogées craignent encore toutes «  les ragots  » de leurs voisins et sont soucieuses de ne rien révéler qui puisse les identifier.

Sihana est veuve depuis la guerre et habite chez sa belle-famille. « Je ne veux pas que quiconque apprenne ce qui m’est arrivé à cause des conséquences pour mes enfants », dit-elle, exprimant une crainte constante chez les victimes. Mais elle a besoin de cet argent pour se soigner. Beaucoup ont fait leur demande en secret. Elles doivent penser à des stratagèmes pour dissimuler la provenance de l’argent.

Une seule femme, Vasfije Krasniqi-Goodman, a osé dévoiler son histoire publiquement. Face caméras, en octobre 2018, elle a raconté son enlèvement puis son viol par deux Serbes en 1999. Mariée très jeune, puis divorcée, elle a émigré aux États-Unis et s’est remariée. Elle est venue à Pristina spécialement pour témoigner « au nom de toutes les victimes ».

Mais tous au Kosovo n’apprécient pas de voir une femme dévoiler sa souffrance en public. Blerta a cessé de se rendre chez ses voisins après les avoir entendu la critiquer. « Je ne pouvais pas supporter d’entendre parler ainsi d’une femme qui a vécu la même chose que moi. Maintenant, je ne me sens pas en sécurité avec eux », explique-t-elle.

Les bénéficiaires potentiels sont aussi découragés par la lenteur de la procédure. Alors que les premiers dossiers ont été traités dans les délais, des centaines se sont accumulés depuis. Seuls 190 ont été approuvés en 2018 et une poignée rejetée. Teuta attend une réponse depuis bientôt six mois. Elle est presque sourde, une séquelle des sévices qu’elle a subie. «  Depuis la mort de mon mari, je suis complètement dépendante de mes filles. Je reste assise toute la journée à regarder le vide, prisonnière de mes souvenirs », témoigne-t-elle avec détresse.

Des réparations, mais pas de justice

Pour Mirlinda Sada, ces retards sont inacceptables. « En considérant l’âge de certaines victimes et les séquelles physiques des viols, nous ne savons pas si elles obtiendront ces allocations avant de mourir », regrette-t-elle. Elle constate déjà une diminution des demandes. Le temps presse  : les victimes n’ont que cinq ans pour se faire connaître. Une période bien trop courte selon les ONG qui les accompagnent.

Autre limite de la loi  : elle ne concerne que la période du 27 février 1998 au 20 juin 1999, les dates officielles du conflit. « Nous avons le cas d’une victime, cela s’est produit le 21 juin. Elle ne peut donc pas faire de demande », déplore Mirlinda Sada.

Des organisations serbes ont dénoncé une restriction qui exclurait également, de facto, les cas de vengeances contre la minorité après le retrait des troupes serbes. Il n’existe aucun chiffre sur le nombre de victimes concernées.

Cependant, un rapport d’Amnesty International paru en 2017 souligne, témoignages à l’appui, que « pendant la guerre, mais surtout dans les mois qui ont suivi, femmes et filles Serbes du Kosovo et Roms (ainsi que des hommes) ont subi viols et violences sexuelles de la part de membres de l’armée de libération du Kosovo et d’autres groupes armés ». Plus de 155 cas d’allégations de viols ont été enregistrés par UNMIK, la mission des Nations Unies au Kosovo, entre juin 1999 et décembre 2000. Des femmes albanaises, accusées de « collaboration » ont pu aussi subir des vengeances.

La reconnaissance est un symbole important, mais n’adresse qu’une partie des besoins des victimes. « Beaucoup de femmes disent que l’argent n’est rien comparé à ce qui leur a été fait. L’accès à la justice est essentiel. Si les responsables sont condamnés, cela lèvera une partie de la culpabilité qu’elles portent », souligne Mirlinda Sada.

Seuls quatre hauts-gradés serbes ont été condamnés par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie pour crimes contre l’humanité, dont des « violences sexuelles ». La Serbie a condamné un Kosovar. Le Kosovo n’a prononcé que des acquittements, dont ceux des agresseurs de Vasfije Krasniqi-Goodman pour une question de procédure. La coopération entre Belgrade et Pristina est inexistante.

« C’est difficile de convaincre les victimes de s’engager dans le long processus juridique lorsque cela prend déjà tant de temps d’obtenir une pension », s’inquiète Mirlinda Sada. Mais les années passent et l’espoir s’amenuise. Les témoins disparaissent et les détails s’effacent des mémoires. Seule la douleur demeure.

This article has been translated from French.