Quand on demande au garçon du café La Renaissance, un populaire lieu de rencontre au centre-ville d'Alger, qui serait le plus apte à diriger la transition politique de l'Algérie, il n'hésite pas une seconde pour dire : « Bouchachi. »

Il n'est pas le seul. Le nom de l'avocat et défenseur des droits Mostefa Bouchachi est évoqué presque quotidiennement dans les journaux et les médias sociaux algériens, où il est présenté comme un homme rassembleur, susceptible de jouer un rôle de premier plan dans les évènements qui bouleversent le pays depuis six semaines.

Encore hier, il était cité par le quotidien El Watan parmi les six personnalités susceptibles de former une sorte de conseil des sages qui pourrait être chargé de conduire les Algériens vers la démocratie.

Élu député de l'opposition il y a une décennie, Mostefa Bouchachi avait démissionné de son poste après 18 mois, voyant que toutes ses initiatives se heurtaient à un mur. Et que l'Assemblée nationale n'était qu'une machine à approuver des décisions déjà prises.

Ce geste d'éclat lui a valu une réputation de neutralité et d'intégrité qui ne s'est jamais démentie.

Mais jusqu'à maintenant, le principal intéressé a rejeté tous les appels du pied l'invitant à prendre les rênes de ce que les Algériens décrivent comme leur révolution pacifique.

« Les Algériens qui manifestent n'ont besoin ni de porte-parole ni d'encadrement », tranche en entrevue avec La Presse l'homme à la chevelure blanche et au regard fatigué, signe qu'il ne dort pas beaucoup en cette période de grande fébrilité.

Au contraire, il croit qu'encadrer le mouvement qui a poussé des millions d'Algériens à sortir dans les rues pour demander un changement de régime risquerait de créer des divisions. À un moment où ils sont plus unis que jamais.

« Les Algériens sont très clairs : ils refusent de dialoguer avec ceux qui représentent le système, ils ne veulent pas intégrer les institutions actuelles à la transition. » - Mostefa Bouchachi, avocat

Le départ des « 3 B »

Rencontré dans son cabinet d'avocat où les médias défilent à la chaîne, il ne se fait pas prier pour commenter les derniers développements de l'épreuve de force qui se joue depuis le 22 février entre le pouvoir et la rue.

Oui, l'ex-président Abdelaziz Bouteflika a fini par démissionner, sous la pression populaire, puis celle de l'armée. Oui, son clan se désagrège peu à peu. À commencer par ses deux frères qui viennent d'être assignés à résidence. Ou encore le richissime homme d'affaires Ali Haddad, arrêté alors qu'il tentait de fuir en Tunisie.

Mais la prochaine étape sera cruciale et elle se jouera lors du septième vendredi de protestation, aujourd'hui, alors que les manifestants réclameront le départ des « 3 B », explique Mostefa Bouchachi.

Il s'agit du président du Sénat Abdelkader Bensalah, censé assumer les fonctions de chef d'État depuis la démission du président Bouteflika, du nouveau premier ministre Noureddine Bedoui et du président du Conseil constitutionnel Tayeb Belaïz.

Noureddine Bedoui est à l'origine des fraudes électorales passées, s'indigne Mostefa Bouchachi. « Il n'a aucune crédibilité pour organiser les prochaines élections ! »

Après avoir forcé Abdelaziz Bouteflika à annoncer qu'il quitterait le pouvoir s'il était élu pour un cinquième mandat, puis à annuler la présidentielle qui devait avoir lieu le 18 avril, puis à démissionner, les Algériens manifesteront donc demain dans l'espoir de faire rouler trois autres têtes associées au régime avec lequel ils veulent rompre.

Viseront-ils ensuite l'armée nationale, qui a poussé le clan Bouteflika vers la porte, sous la pression des protestataires ?

Mostefa Bouchachi ne le croit pas.

« L'armée a joué jusqu'à maintenant un rôle très positif, elle s'est alignée à fond avec le peuple. »

Et puis, ajoute-t-il, « dans la vie des nations, les périodes de transition sont fragiles, on a besoin d'institutions fortes ».

Une fois que les derniers symboles du régime qui a verrouillé la société algérienne pendant deux décennies auront été abolis, comment voit-il la suite des choses ?

Il faudra nommer un gouvernement d'union nationale, formé « d'hommes et de femmes d'un certain âge, qui n'ont plus d'ambition politique, qui n'ont été mouillés dans aucune corruption », et qui seront chargés d'organiser de nouvelles élections, énumère-t-il, sans relever qu'il correspond pas mal au signalement...

PHOTO RAMZI BOUDINA, ARCHIVES REUTERS

Mostefa Bouchachi (à droite)

Ému jusqu'aux larmes

Mostefa Bouchachi repense avec émotion à la première manifestation, celle du 22 février. Quand il en parle, ses yeux se remplissent d'eau.

Il avait peur que les Algériens soient peu nombreux à répondre à l'appel à la protestation, déclenché par la décision du clan Bouteflika de lui faire briguer un cinquième mandat, malgré les séquelles d'un AVC qui avait confiné l'ex-président à un fauteuil roulant et l'a empêché de s'exprimer.

Mais ce jour-là, la place du 1er-Mai était noire de monde. « J'étais heureux, j'étais avec mon fils, qui a 25 ans, et je me suis dit que sa génération a brisé le mur de la peur, elle nous a rendu notre fierté. »

N'a-t-il pas peur qu'à l'image des soulèvements de 2011, le printemps algérien ne dérape dans l'autoritarisme ou la violence ?

« Personne n'a le droit de voler la révolution pacifique des jeunes, et aucun homme, aucune institution ne peut freiner les 20 millions d'Algériens qui protestent à travers tout le pays. »

Et qui joueront aujourd'hui une septième manche contre un régime qui se délite sous leurs yeux.

PHOTO RYAD KRAMDI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des militants décrochent une affiche du président de l'Algérie Abdelaziz Bouteflika lors de la première manifestation contre son régime à Alger le 22 février 2019.